La petite graine du papa
Lors d'une récente soirée cabaret, deux chansons, de deux auteurs-interprètes différents, se sont succédées en évoquant « la petite graine du papa », qu'il dépose dans la maman. Cette succession rapide du même thème a attiré mon attention et j'ai remarqué l'assentiment général donné à cette expression, expression d'un lieu-commun. Nous connaissons tous la suite de cette action, qui compare la relation sexuelle à la plantation d'une graine dans un pot ou dans un champ. Il n'y a plus qu'à attendre que ça pousse1.
Quels sont les développements de cette idée ? On voit bien qu'il y a un actif (le papa qui dépose) et un passif (la maman qui reçoit). Pour la suite, à l'image du pot ou du champ, la graine sera active en se développant, en faisant émerger la vie qui va alors s'épanouir au sein d'un corps passif qui l'héberge et dont elle se nourrit.
Tous les stéréotypes d'une culture sont déjà présents dans la seule expression « la graine de papa ». Un stéréotype qui dit que la vie est générée par l'homme, qui est non seulement l'origine mais le principe créateur lui-même et attribue ainsi la division actif/passif à chaque sexe, essentialisant l'un et l'autre2.
C'est un renversement, si l'on considère les cultes de la fertilité, ou les symboles associés aux Déesses-Mères. En général, c'est d'un symbole féminin que sont issues d'autres divinités, porteuses de désordre ou d'ordre3, les dieux mâles arrivant à un moment donné comme créateurs de stabilité, de règles, de prévisibilité et de justice par rapport à des principes féminins générateurs d'instabilité, de désordre, d'imprévisibilité et finalement d'arbitraire, une sorte de luxuriance dont l'ordonnancement n'est pas perceptible4. Et qui prennent ces connotations négatives, associées à la femme, alors même que l'abondance, la diversité et le foisonnement sont juste ce qui donne sens à la vie. Des tas de symboles ont été sélectionnés au cours des millénaires pour imposer une interprétation du monde qui porte cette division binaire d'un homme premier et d'une femme seconde, dont l'expression la plus courante est le Soleil et la Lune, celui-là prodiguant à celle-ci lumière et chaleur, qu'elle ne fait que refléter passivement ou, comme dirait Saint-Paul, « la femme reflète la gloire de l'homme » (Corinthiens, 11,3).
Le Néolithique et le patriarcat
Quand arrive la notion de la « graine » avec cette double fonction mâle/femelle ? Sans doute au Néolithique alors que l'on commençait à percevoir que le mâle avait un rôle dans l'émergence de la vie. Une période où l'on ne connaissait pas la génétique, ni même la manière dont la « graine » allait agir dans le corps de la femme. L'association de l'acte de semer et sans doute l'observation directe des éleveurs ont produit cette vision nouvelle de la génération de la vie, non plus par un principe féminin mais désormais par un principe masculin. Assimilée à ce qui, en apparence, est un simple réceptacle – comme la terre – la femme perd son rôle de « production » de la vie et l'homme prend le premier rôle. Dès lors, la femme porte la vie générée par l'homme, donc sa filiation. Ce ne sont plus « ses » enfants, mais ceux du père. L'acte sexuel lui-même change de sens, ce n'est plus un « don des dieux »5 pour l'épanouissement de l'homme et de la femme, mais l'acte de la reproduction, de la filiation de l'homme, de la continuité de sa lignée6, de son sang. Le patriarcat, et en particulier sa forme méditerranéenne, comme le montre Germaine Tillion7, s'organise en clans familiaux dès le Néolithique, ayant un « fondateur » : un ancêtre mâle qui sera vénéré par ses descendants. Dans cette organisation sociale et familiale, la femme est soumise à l'homme, sans aucun doute afin de préserver la « pureté » de la lignée, source de l'honneur du clan tout entier exprimé dans l'absence de mélange et dans la poursuite indéfinie, éternelle, de la descendance directe du patriarche, seule source de noblesse.
Nous sommes, aujourd'hui encore, les héritiers de cette vision, sans doute de cette observation du fonctionnement de la reproduction humaine.
Mais une observation d'alors, qui n'est pas confirmée par les observations plus récentes, celles des biologistes et des généticiens. Ce qu'a observé la société patriarcale n'est pas faux, mais c'est loin d'être vrai, si l'on peut dire.
La biologie et la génétique
La femme est-elle réellement passive et exclusivement réceptacle dans l'émergence de la vie ? Nous savons maintenant que la fécondation se fait par la rencontre d'un ovule et d'un spermatozoïde : il n'y a pas de génération de vie sans cette rencontre. Ainsi, la femme n'est pas seulement le lieu où la « graine » de l'homme va prospérer, elle est la source même d'une intense activité qui permettra, ou non, le développement de l'embryon.
Dans l'imaginaire porté par cette vision manichéenne de deux principes, l'un actif et l'autre passif, associé à d'autres lieux-communs de notre culture8, la fécondation de l'ovule se fait par un spermatozoïde qui, tel un conquérant, a réussi non seulement à doubler ses milliards de congénères, à produire l'effort le plus grand, à parvenir à l'ovule et à être le premier à le transpercer pour y pénétrer et l'activer. Et de là, la division cellulaire qui donnera corps à un nouvel être. Nous véhiculons ainsi l'image du mâle tout en muscles, dont la puissance permet la victoire. Image guerrière, compétitive à souhait, qui impose sa volonté à l'ovule en détruisant ses défenses, tel un boulet de canon ouvrant une brèche dans un château-fort. Le principe mâle dominant le principe femelle, l'agissant d'un côté et le subissant de l'autre.
Mais, évidemment, ce n'est pas ça la vraie vie. D'abord, les spermatozoïdes ne sont pas des mâles en concurrence entre eux. La moitié des spermatozoïdes portent un chromosome X, donc femelle. Guerrières amazones contre guerriers barbus ? Non, bien sûr. Tout ce petit monde doit remonter les ovaires et se déplacer dans un fluide. Vous avez déjà vu un vol de canards ou d'oies ? Ils forment un V, pourquoi ? En fait, le volatile de tête « ouvre » littéralement l'air : c'est lui qui fait face à la plus grande résistance et déploie l'effort le plus intense. Les canards qui suivent derrière se placent à l'endroit de moindre résistance et de meilleure portance de l'air. Mais le volatile de tête fournissant le plus gros effort, finit par fatiguer, il est alors remplacé par l'un de ceux qui se sont en quelque sorte « reposés » à l'arrière. Il en va de même pour les spermatozoïdes : ils se déplacent en tous sens, ceux qui sont devant fournissant le plus gros effort. La perte d'énergie finira par les ramener vers l'arrière et ce ballet durera tout au long de la progression. En même temps le corps de la femme agit, produit des substances qui aident les spermatozoïdes à maintenir ou développer leur motilité, il produit en particulier de la progestérone comme s'il y avait entre l'ovule et les spermatozoïdes une intense coopération9. Et c'est cette coopération qui va permettre au spermatozoïde de parvenir à l'ovule, puis de se déplacer à l'intérieur. Cette rencontre déclenchera un travail en symbiose, chacun apportant la moitié du patrimoine génétique de l'être en cours d'élaboration et qui sera activement porté, protégé, alimenté par la femme10.
Il n'y a pas une, mais deux graines
Si l'on voulait s'amuser à poursuivre l'image de la graine, il faudrait conclure qu'il n'y en a pas une, mais deux, la graine mâle et la graine femelle dont l'union produit un être nouveau.
Nous voyons, par cette description, que le mythe de « la graine de papa » n'est pas faux, mais il est incomplet. Son incomplétude même amène à des conclusions qui sont fausses, en particulier dans les raisonnements binaires autour des notions d'actif/passif qui prescrivent des rôles et des comportements sociaux à chaque sexe. Mais qui, en même temps, participent à l'établissement d'une hiérarchie sexuée où l'homme est décrit supérieur à la femme. À cet égard, l'échelle des êtres, la Scala Naturæ, ses prédécesseurs et ses dérivés postérieurs, est explicite11. Au sein de la hiérarchie du vivant et du spirituel, l'homme est au-dessus de la femme, il est en premier et elle est représentée seconde.
Les nouvelles connaissances sur les rôles respectifs de chaque sexe dans la transmission de la vie doivent nous permettre de regarder ces principes fondateurs de notre organisation sociale et les prendre pour ce qu'ils sont : des descriptions, basées sur un état des connaissances. Des descriptions, c'est-à-dire des interprétations du monde et de son fonctionnement produisant une idéologie, par leur extrapolation au fonctionnement des sociétés humaines. Une sorte de conception déterministe de chaque sexe produisant ce que Françoise Héritier appelle la « valence différenciée des sexes ».
Les mécanismes mis en évidence par la recherche scientifique, et qui montrent cette intense coopération entre les fonctions de l'homme et celles de la femme dans la création d'une vie nouvelle, annulent la dette12 imposée à la femme par le don de vie que lui fait l'homme. Il n'y a donc pas de don de vie fait par l'homme à la femme, pas plus qu'il n'y en a de la femme envers l'homme, mais co-production. Et la co-production se fait entre égaux.
« De la dette à la guerre »
« Sois moins ! »
« Les deux morceaux du même »
Notes
1 « (...) les services de toutes sortes rendus à la femme par le mari sont considérs comme un salaire-don pour le service rendu par la femme lorsqu'elle prête ce que le Koran appelle encore "le champ". » - nous dit Marcel Mauss dans son Essai sur le don, page 122
2 La distinction actif/passif a été dans certaines cultures qui nous sont proches (notamment gréco-latines), une distinction d'essence même de l'homme et de la femme avec interdiction pour l'homme d'être passif pendant l'acte sexuel. Voir à ce sujet cette présentation humoristique (mais sérieuse) : https://savoirsdhistoire.wordpress.com/2016/02/07/le-lai-daristote-domination-feminine-et-humiliation/
3 Pierre Vidal-Naquet attribue une fonction féminine à Chaos, béance humide, à l'origine de toute chose.
4 Voir le billet « Sois moins ! » : http://brito.tv/content/sois-moins
5 Dette 5000 ans d'histoire, David Graeber, page 227
6 Voir « De la dette à la guerre », http://brito.tv/content/de-la-dette-à-la-guerre
7 Le harem et les cousins, Germaine Tillion
8 Très clairement : la prétendue « loi du plus fort »
9 Voir notamment « Sperm mystery solved » : http://www.the-scientist.com/?articles.view/articleNo/29592/title/Sperm-mystery-solved/
10 Voir la description du documentaire « Utero » : http://www.huffingtonpost.com/entry/this-new-sex-science-changes-everything_us_57d04231e4b0f831f706681b
11 https://fr.wikipedia.org/wiki/Scala_natur%C3%A6#Les_hommes
12 Voir http://brito.tv/blog/les-deux-morceaux-du-m%C3%AAme#femme-dette