En manifestation, pour un choix de société
Manifestation de la CGT le 12 septembre 2017
Comme toujours, selon la situation dans laquelle on se trouve, on a un point de vue particulier. Ainsi, le Medef se réjouit des ordonnances qui vont, pour lui, dans le bon sens, qui est le sens d'un pouvoir accru du patron dans l'entreprise. Faisons bien attention aux mots : par "patron" on ne signifie plus aujourd'hui ce que cela signifiait au XIXème siècle où l'entreprise appartenait vraiment à celui qui la dirigeait. Ça existe encore dans les PME, mais ce n'est plus la règle. Les entreprises sont dirigées par des "dirigeants", qui ne sont généralement pas les propriétaires et qui travaillent avec un objectif : rentabiliser l'investissement des actionnaires. Ce n'est pas la même chose que de garantir l'emploi des salariés, car rentabiliser l'investissement signifie distribuer les plus gros dividendes possibles. Et l'emploi (la "ressource" humaine) est l'une des variables sur lesquelles le dirigeant peut intervenir.
Quand on nous joue le violon du chef d'entreprise, c'est donc volontairement de la novlang. Car celui qui écoute entend "le propriétaire de l'entreprise" alors que celui qui le dit pense "le groupement des actionnaires". L'entreprise est de moins en moins une propriété à laquelle un patron est attaché, parce qu'il a sué, pris des risques, passé des nuits blanches... et elle est de plus en plus une virtualité, qui n'appartient à personne en particulier, et dont les propriétaires d'actions n'en ont qu'une connaissance comptable, ou financière, en tout cas lointaine. Elle est un élément d'un portefeuille et, à ce titre, elle appartient autant à ceux qui y investissent du capital financier qu'à ceux qui y laissent leur capital humain. Le soi-disant chef d'entreprise choisit donc quel capital il entend servir et, en général, ses propres revenus sont directement proportionnels à la satisfaction qu'il donne aux détenteurs du capital financier. Cela pourrait être différent, le "il n'y a pas d'alternative" est une figure de rhétorique qui marche... tant qu'elle marche, ou tant qu'on marche, sans jeu de mots.
Il faut resituer les débats dans cette perspective. On n'est pas en train de parler du boulanger du coin, de ses apprentis et de ses ouvriers qualifiés mais bel et bien de ces structures qui n'ont aucune attache ni avec un territoire, ni avec les personnes qui travaillent, ni même, finalement, avec les actionnaires anonymes qui ne sont que l'une des facettes de cette entité complexe qu'il est convenu d'appeler l'entreprise. Dès lors, toute intervention sur les règles qui ont été construites au long du temps, et qui représentent l'équilibre actuel entre l'ensemble des composantes de cette entité complexe qu'est l'entreprise, doit clairement annoncer, en même temps que ce qu'il faut changer, pour servir les intérêts de qui. Car il est rare qu'une mesure serve de manière équilibrée des intérêts contradictoires, ceux des salariés et ceux des actionnaires dont le dividende augmente en proportion inverse des salaires.
Certes, mais les entreprises à actionnaires, les grands groupes, ces entités qu'on peut effectivement considérer virtuelles, ne sont pas l'essentiel du marché du travail, entend-on dire. Détrompons-nous, par les jeux de la sous-traitance, de l'externalisation d'activités et des services aux entreprises, ces virtualités concernent directement et indirectement 60% des salariés, au moins. Quant on nous parle de lois qui sont faites pour simplifier la vie de la PME de 300 personnes, qui est en réalité un sous-traitant d'entreprises internationales, on nous cache que cette simplification va servir le donneur d'ordre bien plus que la PME. Avec plus de flexibilité, ces grandes entreprises vont pouvoir diminuer leur main-d'œuvre directe, qui bénéficie des avantages qu'une masse organisée peut obtenir, en externalisant ou en sous-traitant. Ce n'est pas avec les réglementations que les PME ont des difficultés, c'est avec leurs donneurs d'ordre, ceux-là même qui, souvent, sont à l'origine de leur création : l'externalisation et la sous-traitance d'activités auparavant réalisées en interne permettent la mise en concurrence, qui est désormais internationale, et celle-ci, en tirant les prix vers le bas, tire vers le bas aussi tous ceux qui sont dans le bateau.
Des obligations ou des dettes ?
Dans les entreprises de grande taille, les salariés ont des capacités de négociation qe n'ont pas ceux des petites entreprises, CQFD. Ces petites entreprises qui sont, donc, soumises à une forte concurrence. Quand on diminue les garanties et les protections, on ne touche pas à celles des grandes entreprises : les salariés ont, peu ou prou, les moyens de préserver leurs avantages sociaux. Ce sont toujours les plus fragiles qui sont concernés et on sait que les dérégulations accroissent les inégalités : c'est-à-dire que les plus fragiles y perdent beaucoup, que leur vie devient plus difficile - et c'est un euphémisme car il y a, dans la précarité, des vies invivables. Les systèmes qui minimisent l'entraide, la solidarité, la protection transforment en citoyens précaires (exclus ou en voie d'exclusion) celles et ceux qui font face à ce que nous appelons encore des "accidents de la vie" et qui, dans un monde de concurrence de tous contre tous, s'appelleront de mauvaises stratégies personnelles conduisant à l'échec.
Il n'est donc jamais anodin de toucher à une règle qui apporte une protection et ce n'est pas être un voleur que de bénéficier de protections. C'est une interrogation sur le rôle de la société et sur les obligations réciproques de celle-ci envers les individus qui la composent et de ceux-ci envers celle-là. Je dis obligations et non dettes alors qu'il y a, justement, dans les idéologies libérales qui sont à l'œuvre dans les ordonnances du président Macron, une confusion volontaire entre les obligations réciproques et la dette du citoyen, auquel on va en permanence reprocher un coût (coût du chômage, coût de la santé, coût de la retraite) en modifiant les termes qui les concernent, en particulier en appelant charges ce qui, en réalité, sont des cotisations. La différence entre une charge et une cotisation est que la cotisation est un élément de la rémunération du salarié (qui ampute le salaire) alors que la charge est un coût, donc une dette de l'entreprise. Implicitement - ou d'ailleurs explicitement - on dit aux salariés qu'au-delà de la rémunération de leur travail ils créent des dettes à l'entreprise. Parallèlement, on prétend que les salariés ont des dettes envers la société qui leur assure des prestations protectrices. Or, la dette est ce qui se mesure en argent et l'obligation est ce qui se mesure en devoirs réciproques. L'obligation n'est pas évaluable, elle implique juste une contrepartie si possible alors que la dette peut être estimée au centime près et doit être payée. Selon le mot auquel on se réfère, on change de monde, on change de philosophie de vie, on change de société.
Alors, que voulons-nous ? Un monde d'obligations réciproques où la société a pour fonction de prendre soin de ses membres, ou un monde de dettes que les salariés n'auront jamais les moyens de rembourser ? La transformation de l'obligation en dette se fait simplement : il suffit de concevoir chaque citoyen comme une entreprise personnelle qui doit, par ses propres moyens, assurer l'ensemble des protections que notre société prend en charge aujourd'hui collectivement. Dès lors, en lieu et place de la retraite par répartition on mettra en place une retraite par capitalisation (chacun gère son futur, il n'est plus une affaire collective) ; en lieu et place d'une Sécurité sociale collective on mettra en place des plans de santé à souscrire auprès d'une compagnie d'assurances (et ce sera votre faute si vous n'arrivez pas à vous le payer) et en lieu et place d'une couverture chômage on mettra en place une assurance chômage en deux volets : des minimas sociaux qui réduisent à la mendicité et la prévoyance personnelle qui vous conduira à épargner personnellement pour faire face à des jours difficiles. Toutes choses dont nous savons, parce qu'elles existent ailleurs, qu'elles sont impossibles à tenir pour les individus (voir à ce sujet le scandale Enron, qui a lui seul dénonce un système). Et que c'est bien pour cela que nos grands-parents ont mis en place des systèmes collectifs et solidaires qui sont un droit individuel (et non une aumône) lorsqu'il se trouve qu'on peut en avoir besoin. C'est ce que Marcel Mauss décrivait en ces termes « Toute notre législation d'assurance sociale, ce socialisme d'État déjà généralisé, s'inspire du principe suivant : le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d'une part, à ses patrons d'autre part, et, s'il doit collaborer à l'œuvre d'assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l'État lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie, contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort. » (Essai sur le don, p. 216-217). Le salaire seul n'est pas un contre-don suffisant, pour employer la terminologie de Mauss, il doit être complété, comme dans les sociétés humaines dont la logique de pensée n'est pas cette prestidigitation qu'on appelle la science économique, mais la nécessaire interdépendance de tous envers tous, fondement même d'une vie sociale (alors que la concurrence de tous contre tous n'est le fondement que de la guerre civile et de la destruction des raisons de vivre ensemble).
C'est donc un débat de société
Les questions soulevées par toutes les "réformes" (parfois synonymes de régressions) ne sont pas un débat technique pour savoir si les règles du licenciement sont compliquées pour l'artisan illétré ou si la retraite de la SNCF est avantageuse par rapport à celle de la boulangerie-pâtisserie. Le gouvernement pousse des réformes qui répondent à un choix de société (chaque individu est une entreprise personnelle en concurrence avec tous les autres pour ses moyens d'existence) et se heurte à des organisations, syndicales ou politiques, qui font un autre choix de société (un pour tous et tous pour un : chacun met au pot quand il en a les moyens et chacun bénéficie quand il est en difficulté). Chacune de ces visions du monde amène des lois différentes et c'est bien pourquoi, au bout du compte, on parle de lois, on se bat pour ou contre, on cherche à en créer, à les modifier ou à les supprimer. La loi n'est pas une mesure technique, une formulation juridique qui serait vraie en soi. Elle est la traduction d'une pensée, du monde tel qu'il est imaginé et conçu, qui aura des conséquences immédiates, directes, concrètes sur la vie de personnes réelles et même sur la vie de celles qui vont naître.
Ces règles, cumulées avec les règles fiscales, font partie de l'ensemble des dispositifs dont la société se dote pour corriger ou amplifier les inégalités. Les politiques libérales - qui sont réellement faites dans l'intérêt des plus puissants - les accroissent, comme on peut le voir dans l'évolution récente de la distribution des richesses aux États-Unis d'Amérique du Nord.
Mêmes causes, mêmes effets à n'en pas douter. C'est pourquoi je considère qu'il faut manifester, s'exprimer, infléchir les décisions, empêcher des lois qui feront mal aux personnes les moins capables de se défendre, pour créer des solidarités, des protections, de l'entraide, de la solidarité : du bien-être ensemble, qui est la raison de la vie en société.
Cet article de Pierre Bourdieu dans Le Monde diplomatique de mars 1998 pourrait vous intéresser :
« L'essence du néolibéralisme »