Du fémicide à l'OQTF, discours d'extrême-droite

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Les discours sur l’immigration hantent la sphère politique française depuis que le Front national a réussi à ravir la mairie de Dreux, en 1983[Slate], dans le cadre d’une alliance avec la droite dite « républicaine », à l’époque le RPR, Rassemblement pour la République, aujourd’hui Les Républicains. Une porosité politique qui, les années passant et malgré la rectitude morale de certains ténors du parti, ne se dément pas et on se souviendra de l’alliance entre le patron des Républicains et le Rassemblement national lors des élections législatives de juillet 2024[Slate].
 
Comme le dit François Héran, dès son cours introductif au Collège de France, les discours sur l’immigration dans la sphère politique relèvent d’une « politique d’opinion », à propos de laquelle il ajoute « dont il faut toujours rappeler qu’elle n’est pas synonyme de démocratie, car elle saute l’étape cruciale de la délibération, laquelle doit être dûment informée. »[Héran, § 61] C’est à cette information que François Héran tient en rendant publiques des analyses de chercheur, souvent à contre-courant de ce que dit le discours politique qui, pour l’essentiel, mobilise des faits divers pour remettre au centre du jeu [entre] politiques des gens qui ont peu de moyens, sinon aucun, de faire entendre leur propre point de vue, les immigrés. À ce sujet sa leçon inaugurale[CdF] au Collège de France est particulièrement intéressante.
 

Fémicide et OQTF

 
Le dernier avatar en date, objet de récupération, dans le monde de ceux qui se construisent un avenir politique en montrant du doigt un Autre affublé de tous les maux du monde – vieille antienne en Europe – vient de la découverte du corps de Philippine, horrible assassinat, dans le Bois de Boulogne. C’est un fémicide, il y en a malheureusement un tous les trois jours en France. Dont on n’entend pas parler, aucun politique ne se déplace auprès des familles dans la douleur, auprès des enfants désormais sans maman. Aucun politique n’en parle. Sauf… si un immigré est soupçonné. On a ainsi l’impression, face aux indignations à valence différentielle, comme l’aurait sans doute dit François Héritier, que la dignité de certaines femmes importe plus que celle d’autres, qu’il faut absolument les protéger du patriarcat immigré alors que le patriarcat national pourrait poursuivre son bonhomme de chemin. Or, ce n’est probablement pas ça. Même si certains partis sont de fidèles promoteurs du modèle patriarcal, personne ne soutient la thèse d’un assassinat légitime des femmes par des hommes nationaux, lequel assassinat serait illégitime si l’homme qui le commet n’est pas un national. Si, donc, il n’y a dans l’opinion de personne l’idée que certains fémicides seraient légitimes, le fait de communiquer exclusivement sur un fémicide commis par un étranger ne tient donc pas de l’horreur suscitée par ledit fémicide… mais par la volonté de s’en prendre à une catégorie de personnes, ici représentées par l’immigré. Ce n’est donc pas l’assassinat de Philippine qui est dénoncé, ce n’est pas non plus l’assassin, c’est son statut.
 
Et pas n’importe lequel, le suspect est Marocain. Sous-entendu, il est musulman. Tout le monde s’empresse, ministre de l’Intérieur en tête, de réclamer qu’on change les règles de l’OQTF[Le Monde] (ordre de quitter le territoire français) «  pour assurer la sécurité de nos compatriotes »[Le Monde]. Quelle sécurité ? De quels compatriotes ? Qui peut décemment penser que le durcissement des règles de l’OQTF mettra les femmes en sécurité et qu’il n’y aura plus un fémicide tous les trois jours en France ? Personne, je pense. Pas plus le ministre de l’Intérieur que n’importe qui. Pourtant, c’est ce qui est réclamé, comme si les immigrés étaient responsables des fémicides dans ce pays. En tout cas, c’est ce que l’on comprend du discours puisque ce n’est pas un discours responsable de la part des politiques concernant la protection des femmes contre les fémicides, qui que ce soit qui les commette. Les femmes n’ont pas besoin d’être protégées des immigrés, elles ont besoin d’être protégées des hommes qui les tuent, quels qu’ils soient[Statistiques 2023].
 
Or, sur ce sujet, il n’y a aucune expression. C’est donc bien que l’émotion suscitée par ce meurtre très médiatisé ne sert pas à chercher les moyens d’améliorer la sécurité des femmes et lutter contre les fémicides. Elle est utilisée dans des postures qui créent un problème avec l’objectif de le mettre sur le devant de la scène, et l’appellent l’immigration, cheval de bataille de l’extrême-droite à laquelle le gouvernement transitoire de M. Barnier déroule un tapis rouge.
 

L’État de droit, une galère ?

 

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Quelle immigration est ainsi montrée du doigt, mise en cause, soupçonnée ? Les Polonais ? Non ! Les Italiens ? Non ! Les Portugais ? Non ! Les Latino-Américains ? Non ! Les Japonais ? Non ! Vous voyez bien, rien qu’en lisant cette liste, que ceux qui sont cités n’évoquent pas spontanément chez vous le mot immigration. Il y a pourtant 550.000 immigrés portugais en France et 200.000 Italiens[Insee]. Par contre les Algériens, les Marocains ou les Tunisiens, ce sont des nationalités qui évoquent bien l’immigration. Est-ce parce qu’ils viennent de l’Afrique du Nord ? Probablement pas.
 
Le ministre de l’Intérieur, M. Retailleau, l’explique clairement : « Notre culture est judéo-chrétienne. Le creuset français se fait à Jérusalem, il se fait à Athènes, il se fait à Rome. C’est une civilisation unique, qui est aussi européenne [...] » - a-t-il expliqué sur LCI.[Image] Or, ni la Rome, ni l’Athènes antiques n’étaient Juives ou Chrétiennes. Et Jérusalem était davantage invoquée par les antisémites qui voulaient y renvoyer les Juifs d’Europe que par les défenseurs, racistes, de la culture européenne, pour qui les Aryens étaient la race supérieure jusqu’à la dernière guerre. Et peut-être est-ce encore vrai pour nombre de nostalgiques. À parler comme M. Retailleau, les Musulmans pourraient en dire autant pour ce qui est de Jérusalem, tout judéo-musulmane qu’est leur propre foi. Et c’est grâce à eux que la culture gréco-latine, conservée en Orient et traduite en arabe, est parvenue jusqu’à nous à la fin du Moyen-Âge, alors qu’elle avait été oubliée. Averroès était empreint de cette culture.
 
La clé de ces références est peut-être donnée par M. Geert Wilders, dirigeant du Parti pour la Liberté (PPV, extrême-droite) en Hollande : « Si Jérusalem tombe aux mains des musulmans, Athènes et Rome suivront, Jérusalem est la principale ligne de défense de l’Occident » - rapporte Grégory Rzepski dans le Monde diplomatique de juin 2024[PDF]. Un propos très éclairant, où l’on voit bien ce retournement de l’extrême-droite qui se complaît désormais à accuser la gauche d’antisémitisme, comme si elle s’était lavée de toutes ses turpitudes passées ou comme si elle cherchait à faire oublier sa propre histoire. Force est de constater que M. Retailleau a les mêmes références que M. Wilders, qu’il utilise les mêmes mots.
 
De là à voir, sur la thématique de l’immigration, le scandaleux usage qui est fait d’un meurtre pour faire valoir des postures politiques, il n’y a même pas besoin de faire un pas. Fi des fémicides, haro sur l’étranger. Quelle aubaine de pouvoir s’inquiéter pour les femmes si on peut les utiliser comme alibi pour de nouvelles ségrégations et avancer ses pions jusqu’à l’instauration de l’arbitraire ? M. Retailleau parle beaucoup et en parlant beaucoup il se dévoile énormément. Dans la foulée, comme il ne peut pas bouter dehors tous les étrangers qui lui déplaisent parce qu’il faut bien respecter la loi – il est ministre de l’Intérieur tout de même – il rêve d’avoir les moyens de le faire. « l’État de droit ça n’est pas intangible, ni sacré » - rapporte Le Monde dans son live sur la formation du gouvernement le 30 septembre.[Image]

Or, l’État de droit est ce qui fonde les démocraties et garantit la protection des citoyens et de la population contre l’arbitraire. C’est ce que les dictatures n’aiment pas, c’est ce que l’extrême-droite combat. Du moins, jusqu’ici, c’était l’extrême-droite qui combattait l’État de droit, pas le ministre de l’Intérieur.
 

Guerre de civilisation

 
Il s’agit là d’un ensemble de déclarations, de l’usage hypocrite et indigne d’un drame, pour promouvoir des idées qui, seules, à l’emporte-pièce et sans analyse approfondie des réalités migratories, suscitent la désapprobation. Il n’est pas sûr pour autant qu’elles n’en produisent pas encore davantage utilisées de la sorte.
 
Ce que sous-tend ce type de discours, ce que dit presque ouvertement M. Wilders, c’est qu’il y a une guerre de civilisation et que la ligne de démarcation passe entre deux religions. Ce n’est pas une croisade, mais cela en a les relents. La guerre des civilisations est une thématique connue de l’extrême-droite, toujours prête à se sentir envahie. Or, ce que dit M. Retailleau y ressemble fort lorsqu’il affirme qu’une « société multiculturelle comporte des risques de devenir aussi une société multiraciste » ou qu’elle est « une impasse […] conflictuelle »[Le Monde – 29/9/24] portant un jugement (« des risque de ») qu’il traduit en une vérité, sans démonstration. C’est une opinion diffusée pour marquer les esprits, qu’il illustre d’une manière qui n’apporte aucun élément de validation, mais uniquement une supposition quant à l’avenir :  « Soit vous avez une société à l’anglo-saxonne ou vous juxtaposez les communautés, soit vous avez notre modèle, le modèle républicain »[Le Monde]. La société anglaise est-elle multiraciste ? Y constate-t-on une « impasse conflictuelle » (j’imagine : entre les races, puisqu’il parle de multiracisme) ? Peu importe que non, ce n’est en réalité pas du tout l’objet. L’objet est d’induire une idée générale, qui est une vieille lubie, déjà présente en France dans les réflexions médicales du XVIIème siècle[Elsa Dorlin], exacerbée au XIXème siècle par le racisme « scientifique »[Radio France] et politique, celle de la pureté ; l’étranger est une souillure, que confirme le danger – et qui se renouvelle constamment.

C’est pourquoi, pour les tenants de ces opinions, il est important d’utiliser un fait divers où le suspect est étranger, supposément musulman du fait de sa nationalité : il n’y a pas besoin de discourir, il suffit de montrer et la manière de montrer est plus efficace qu’un discours alambiqué, c’est la preuve en images. La partie valant pour le tout, cet étranger désigné devient « tous les étrangers », méthode rhétorique – la synecdoque – usée jusqu’à la corne mais toujours efficace. Se nettoyer de la souillure d’une autre religion est une vieille affaire, apparue en Espagne en 1492, et qui a la vie dure[Wikipedia]. « Le projet français, c’est le dépassement des origines » - ajoute-t-il. À ceci près que ce sont justement les tenants de son idéologie qui parlent d’origines – d’abord pour mettre la leur, supposément de vieille souche, au pinacle – en en parlant sans cesse, en parlant, pour les autres, des « français de papier », des « binationaux » ou des nouveaux Français, comme l’on parlait il y a cinq cents ans des « Vieux Chrétiens » et des « Nouveaux Chrétiens », non pas pour en faire ensemble les chrétiens d’une commune foi et église, mais pour les séparer et les ostraciser, comme l’a fait l’Espagne jusqu’en 1870 officiellement, pour des ségrégations qui perdurent. Rappeler les origines, quand on prétend détenir la seule origine légitime, ce n’est jamais pour faire communauté, c’est toujours pour catégoriser et, au bout du compte, pour exclure – ce qui, dans notre histoire récente, s’est traduit par des violences… pour le coup tout à fait raciales. C’est, dans la lignée de Maurras[Wikipedia], supposer que certains groupes sociaux sont « incapables de s’intégrer » pleinement à la Nation et, ainsi, jeter la suspicion et l’opprobre, supposant par là-même et en tout cas en faisant un objet de discours, que la Nation n’est pleinement représentée que par un groupe auto-désigné, les autres y faisant office de corps étrangers.
 

Jérusalem, Rome, Athènes ?

 
L'une des caractéristiques du fascisme, selon Umberto Eco, est la désignation d'un ennemi tout à la fois intérieur et extérieur, c’est la règle numéro 7[Eco]. L'antisémistisme répondait à ce « besoin » rhétorique et idéologique en décrivant les personnes de confession juive comme cosmopolites. C'est-à-dire des gens présentés comme étant d'ici et d'ailleurs et, par association - pour les tenants de cette discrimination sociale – puisqu’ils sont d’ailleurs ils y ont leur patrie et sont étrangers à la communauté nationale. C'est ainsi que Maurras préconisait que les Juifs soient « sujets » et non « citoyens » de France (en Allemagne c’est le mot « ressortissants » qui a été utilisé, c'est-à-dire nationaux mais sans droits civiques). Historiquement, en Europe, ce sont les communautés de confession juive qui ont ainsi été visées, mais ce principe une fois posé peut s’appliquer à n’importe quel groupe social nommément désigné.
 
L'ennemi à la fois intérieur et extérieur identifié aujourd'hui dans les discours fascistes est le musulman, c’est ce que voulait dire Geert Wilders. Il correspond aux critères d’Umberto Eco, il est à la fois présent dans le territoire national et perçu, hors frontières, comme puissance économique, démographique et religieuse : il est idéal pour en faire un nouvel ennemi cosmopolite, présent dedans et venant de dehors, né ici mais jugé être d’ailleurs. On est bien là dans le fondement de l'idéologie antisémite, bien qu’adaptée à une nouvelle cible. Le changement d'ennemi n'est pas un changement d'idéologie. Par contre ce nouveau positionnement offre la possibilité de renouveler la désignation de ses adversaires qui soutiennent telle ou telle cause concernant des populations censées être majoritairement musulmanes, qui deviennent les islamo-gauchistes, terme inventé par l’extrême-droite et repris par des journalistes complaisants, et, pour l’occasion, de rechercher de nouvelles alliances. Ce que dit Geert Wilders éclaire ce glissement : « Si Jérusalem tombe aux mains des musulmans, Athènes et Rome suivront ». En conséquence de quoi, puisque Juifs et Musulmans s’affrontent à Jérusalem, les anciens persécutés et honnis de l’Europe d’extrême-droite sont, de fait, les meilleurs alliés du moment. Voilà le raisonnement. Dès lors, quoi de mieux que de le faire avec l'extrême-droite israélienne, quelle meilleure onction de virginité ? Un tour de passe-passe, qui ne change rien à la nature discriminatoire de l'idéologie du mouvement, mais qui permet des discours d'effacement des turpitudes passées, sans les abolir, mais en s’en dédouanant. Il est d'autant plus nécessaire de les rappeler.
 
Ce changement d'attitude, en apparence radical, explique le discours général sur l'immigration et les vagues migratoires. On ne désigne pas par l'expression de vague migratoire les fonds vautours qui s'abattent sur tel ou tel pan de l'économie nationale mais bien un fantasme de submersion par une immigration supposée - et désignée – comme principalement musulmane. Peu importe que cela corresponde à la réalité ou non, le fantasme est opérant. Or, « en 2020 plus de 40% des migrants internationaux dans le monde (115 millions) étaient nés en Asie (...) » - dit l'OIM[OIM] (télécharger le rapport 2022). En Europe arrivent en nombre, via l’Espagne et le Portugal, des Latino-Américains. Nous voilà bien loin de l'Afrique du Nord. Il y a quelques particularités pour la France avec des routes migratoires liées à ses anciennes colonies, que François Héran détaille avec beaucoup de précision dans ses différents cours au Collège de France. Je conseille de s’y référer avant d’écouter, et surtout de prendre au sérieux, quoi que ce soit publié dans la presse, surtout si c’est un politique qui le dit : c’est faux ! François Héran a consacré ses trois premiers cours, en 2018, à le démontrer[Héran]. Le discours politique sur l’immigration fait partie du marché de la politique, il rend compte du débat politique et des positionnements respectifs des acteurs politiques dans ce marché, il ne rend pas compte des réalités des migrations.
  


Alors que ce billet était déjà en ligne, Le Parisien[J. Cl.a publié un article concernant l'élection présidentielle américaine qui fait état d'un nouveau discours du candidat Trump sur l'immigration, où « il accuse les immigrants clandestins "d'empoisonner le sang du pays" ». Nous citions ci-dessus la purification du sang édictée en Espagne en 1492, sans la nommer. C'est un schème de pensée qui a nourri le racisme depuis. Un thème toujours à l'œuvre donc et il n'est pas anodin qu'il soit aussi vivace aux États-Unis d'Amérique, pays qui n'a officiellement aboli la ségrégation raciale qu'entre 1964 et 1968[Wikipediaet aboli l'interdiction des mariages dits « interraciaux » en 1967[Wikipedia]. « Officiellement », cela ne veut pas dire dans la réalité des comportements sociaux. Encore aujourd'hui des Américains Noirs continuent de se plaindre, lors des élections, de manœuvres dilatoires qui les empêchent de voter.  

« Les statistiques ne montrent pas que les immigrants commettent plus de crimes que les Américains de naissance, qu’importe, le candidat déroule sa rhétorique, de plus en plus musclée. Et pour cela, il se concentre généralement sur les jeunes femmes qui auraient été tuées par des agresseurs hispaniques, en évitant les cas où les victimes sont des hommes. »[Le Parisien]

Il n'y a pas, évidemment, de hasard dans l'utilisation de la même thématique, ici ou de l'autre côté de l'océan. Constatons donc l'existence de cette similitude de pensée, d'argumentation et d'utilisation politique. Hispaniques ou Haïtiens aux États-Unis, Musulmans en France, ce n'est pas la question. Il convient de dépasser l'objet montré du doigt pour regarder la machine qui est à l'œuvre, la méthode et le but poursuivi.


Notes

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