Les deux morceaux du même
(Ce texte est une note de lecture commentée).
En lisant Dette 5 000 ans d'histoire, un livre d'anthropologie économique1, je tombe sur la citation suivante comme illustration d'un sous-chapitre :
« Chacun d'entre nous est donc une fraction d'être humain dont il existe le complément, puisque cet être a été coupé comme on coupe les soles, et s'est dédoublé. Chacun, bien entendu, est en quête perpétuelle de son complément ». (Platon, Le Banquet).
Mais que vient faire pareille citation de la Grèce classique comme introduction au sous-chapitre qui s'intitule « Donc, qu'est-ce que le Moyen Âge ? » ?
Avant de continuer la lecture je me suis précipité à la recherche du Banquet2 pour y trouver cette citation et en chercher le contexte. Elle sort de la bouche d'Aristophane, qui s'exprime sur l'Amour3. Auparavant, selon Aristophane, les hommes avaient deux têtes, quatre bras, quatre jambes… en fait tout était en double. Grisés de leur puissance, ils ont voulu s'en prendre aux dieux et Zeus, pour les punir, les a divisés en deux, de la façon indiquée ci-dessus. Suit l'explication détaillée de la manière dont chaque moitié a été recousue, non sans une terrible erreur quant à la position du sexe dans chaque corps complémentaire, que Zeus a dû corriger plus tard. À l'époque l'infaillibilité n'était pas encore un attribut divin alors que l'essai-erreur, oui. Cela montre que, contrairement à nous, la divinité s'est perfectionnée avec le temps.
Ainsi, depuis cette terrible punition, chacun cherche son complément et, s'il le trouve, c'est l'Amour qui, alors, les réunit à nouveau. Il y a bien d'autres développements très intéressants, concernant notamment l'Amour lui-même, qui « nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n'en faisant qu'un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection ».
Il n'y aurait donc pas un seul « soi-même », mais deux (au moins, car on ne sait pas si, pour certaines personnes Zeus n'aurait pas fait davantage de divisions). Ces divisions ont concerné les êtres initialement androgynes, ceux initialement hommes uniquement et ceux initialement femmes uniquement, ce qui explique que certains hommes recherchent une femme complémentaire et les femmes cherchent l'homme complémentaire (les androgynes de départ), certains hommes ne cherchent que des hommes complémentaires (les hommes de départ) et certaines femmes ne cherchent que des femmes complémentaires (les femmes de départ). Toutes les préférences sexuelles sont donc expliquées et légitimées. Mais cela ne nous renseigne pas sur les raisons de cette citation pour parler d'économie, de dette, de transactions commerciales et de Moyen-Âge. En tout cas, le rapport ne saute pas vraiment aux yeux.
Parsifal
Tout commence par Richard Wagner et Parsifal, avec la quête du Saint Graal, dont personne ne sait de quoi il s'agit exactement. Pour David Graeber, Richard Wagner suggère le premier « que c'était un symbole inspiré par les nouvelles formes de la finance »4. Cela partait du constat que les héros d'épopée des périodes antérieures cherchaient des trésors sonnants et trébuchants, tel « le trésor des Nibelungen »5. Cette période précédente, l'Âge Axial6, d'une violence inouïe, a été celle des grands empires de l'Antiquité, de l'invention de l'écriture, de l'argent-monnaie et de la transaction au comptant, succédant à une économie antérieure, une « économie humaine » selon David Graeber, caractérisée par le don et le contre-don, la dette permanente de tous envers tous et les contre-dons mis en évidence par Marcel Mauss7.
Avec l'argent, la dette s'est individualisée et les rapports humains se sont transformés. Le débiteur, devant au créancier, a fini par se devoir et, en dernier recours, payer sa dette de sa personne, par l'esclavage pour dettes8.
Si Richard Wagner assimile le Graal à un symbole, « Marc Shell a même suggéré que sa meilleure représentation est l'ultime abstraction financière : le chèque en blanc »9.
L'épopée de Parsifal, ou de Perceval, se déroule au XIIème siècle et Richard Wagner voyait dans cette abstraction un signe de la fin du Moyen-Âge. Or, « Wagner s'est trompé sur un point : l'introduction de l'abstraction financière n'indiquait pas que l'Europe sortait du Moyen-Âge, mais qu'enfin, avec beaucoup de retard, elle y entrait »10.
Dématérialisation de l'économie
L'argent et l'or ne sont plus en circulation entre les mains des particuliers. Le Moyen-Âge est une période où la monnaie s'est faite rare, les transactions sont faites à crédit. Nous appellerions cela aujourd'hui une « dématérialisation » de l'économie. Dans l'esprit du Moyen-Âge il convient plutôt de l'associer au besoin de « transcendance » de l'époque, qui a amené à la création des lettres de change en Orient (en 700 ou 800), les universités indépendantes (issues des religions) dont Nalanda en Inde en 427, le même mouvement a eu lieu en Chine et dans le Proche-Occident où l'on considère qu'est née la première université du monde, encore active, en 859 à Al Quaraouiyine (Maroc). C'est plusieurs siècles plus tard que ce mouvement se développera aussi en Europe avec l'université de Bologne (1088), Oxford (1167) et Paris (1200).
Partout dans le monde, les empires de l'Antiquité se sont effondrés. Ils n'ont pas été remplacés par d'autres empires. Partout l'esclavage est disparu ou s'est trouvé en net déclin, le monde est devenu nettement moins violent, ce qui a facilité et favorisé le développement du commerce et de l'innovation. En fait, tous les échanges, de marchandises comme d'idées, sont plus faciles dans un monde plus pacifique.
Partout ? Non, pas partout : pas en Europe. « Les idées les plus caractéristiques du Moyen-Âge sont arrivées si tard en Europe que nous les prenons souvent pour les premiers frémissements de la modernité »11.
Les idées du Moyen-Âge sont arrivées plus tard et dans une Europe violente. « Non seulement l'Extrême-Occident était une région singulièrement violente à l'aune des normes mondiales, mais l'Église catholique était d'une intolérance extraordinaire »12 qu'on ne rencontrait pas ailleurs. Il n'y a nulle part d'équivalent des « "sorcières" brûlées vives ou des massacres d'hérétiques »13.
Partout, le Moyen-Âge se pose des questions concernant notre perception du monde. De même que l'argent, l'outil de la transaction, n'est pas une matière mais est devenu une virtualité, une valeur liée à une convention sociale (nous sommes d'accord pour dire que ceci vaut cela), de même il s'interroge sur notre perception du monde matériel. Le Moyen-Âge est persuadé que « les valeurs qui gouvernent nos affaires quotidiennes ordinaires - notamment celles de la cour et du marché - sont confuses, erronées, illusoires ou perverses ; la vraie valeur se trouve ailleurs, dans un domaine qui ne peut être directement perçu mais seulement approché à travers l'étude et la contemplation »14. Les débats de l'époque portaient sur la genèse de l'esprit : est-il créé par le monde ? Ou est-ce le monde qui est créé par l'esprit ? Nous dirions peut-être aujourd'hui que notre esprit est le produit de l'évolution, donc du monde, alors que le monde social où nous vivons est le produit de l'esprit15.
Or cette question est celle qui est posée par l'argent. Il n'a pas de valeur en lui-même, comme l'a montré Aristote et « la monnaie n'est donc qu'une convention sociale inventée par les collectivités humaines pour faciliter les échanges »16. Mais la monnaie médiévale n'était plus la monnaie métallique de l'Âge Axial, il n'y avait pas assez de métal en circulation pour le permettre. Elle prenait des formes que nous appelons maintenant « dématérialisées », qui pouvaient à l'époque être davantage assimilées à des esprits, à des anges, à de l'intangible en tout cas : chèques, objets de taille, papier-monnaie. En fait, cessant d'être l'objet sonnant et trébuchant dont l'alliage et le poids font la contre-valeur, elle est perçue comme un symbole : le chèque, le papier vont symboliser telle valeur, jamais la même, contrairement à la pièce de monnaie.
Qu'est-ce que le symbole ?
On utilisait dans l'antiquité, pour signifier une amitié ou un contrat entre deux personnes, un objet que l'on cassait en deux volontairement. Cet objet de taille, ce peut être n'importe quoi. Il sera une convention, passée entre deux égaux : on l'appelait un sumbolon. La réunion des deux morceaux, leur parfait emboîtement, permettait de reconnaître les amis, les contractants, les débiteurs... C'était une forme d'enregistrement d'un accord passé entre deux personnes, en l'absence de la possibilité d'utiliser l'écriture (et un support durable). Mais ce qui est remarquable est que « le mot chinois contemporain pour dire "symbole", fu ou fu hao, a presque exactement la même origine »17.
Dans les religions à mystères de l'Antiquité le mot sumbolon a été utilisé pour des formules, des signes ou des objets en quelque sorte cryptés. Ce que l'on y voyait ne prenait véritablement sens que pour les initiés, les autres y voyant tout à fait autre chose. Par exemple, dans un damier, on voit des cases noires et des cases blanches. L'initié y voit, à la jonction des cases, le chemin à emprunter. Ce nouveau sens, comme les deux morceaux distincts du sumbolon, n'est accessible que par leur réunion. Ainsi « le mot en était donc venu à désigner un signe concret, perceptible par les sens, qui ne pouvait être compris qu'en référence à une réalité cachée, entièrement extérieure au champ de l'expérience sensorielle »18 (p. 366).
C'est dans la veine de cette interprétation que Denys l'Aréopagite, au VIème siècle, a donné une composante mystique au symbole. Comment connaître Dieu ? Par le symbole, non celui des représentations du ciel avec les chars, les chérubins, les angelots et toute l'imagerie doucereuse, mais par « des objets quotidiens apparemment choisis au hasard, souvent laids, ridicules, dont l'incongruité même nous rappelle qu'ils ne sont pas Dieu, que Dieu "échappe à tout ce qui est matériel" »19. Du coup, ils « ne sont plus la marque d'un accord entre égaux : cette notion a entièrement disparu. Les symboles sont des dons, absolus, gratuits, des dons hiérarchiques, offerts par un être à tel point supérieur à nous que toute idée de réciprocité, de dette ou d'obligations mutuelles est inconcevable »20.
Cette notion d'absence d'équivalence entre les contractants n'existera pas en Chine où la relation contractuelle avec les dieux n'était pas exclue, leur monde et le nôtre n'étant pas radicalement séparés. Les dieux étaient également tenus par les termes du contrat, par exemple en ayant le devoir de porter assistance au moine, ou d'apporter une guérison. Ce qui n'a pas empêché le développement de relations inégalitaires et hiérarchiques.
« (...) mais, dans presque tous les exemples ultérieurs, ce qui frappe, c'est que l'accord entre les deux parties consiste, en fait, à créer une relation d'inégalité, de dette, d'obligation, de subordination de l'un aux ordres de l'autre »21. Ainsi, avec Denys, il est mis en avant la servitude de l'homme envers Dieu, modèle qui pourra être décliné en termes sociaux. On ne peut manquer de repenser à la citation du début, tirée de la bouche d'Aristophane, mais où une association symbolique de chacune des deux parties à des principes différents peut soumettre l'une à l'autre. Ainsi, l'association du principe mâle à l'esprit et du principe femelle à la matière amène à considérer que dans l'association mâle/femelle, comme dans les relations homme/femme, le principe mâle sera l'équivalent de Dieu et cette association sera inégale là où, au départ, Aristophane nous parlait de deux moitiés équivalentes. Il se trouve que dans les objets de taille on parle des deux moitiés droite et gauche comme moitiés mâle et femelle.
Ainsi, on peut dire qu'avec le symbole « les deux faces sont les mêmes. Mais ce qu'elles créent, c'est la différence absolue »22. Une différence qui se manifeste par la prise de pouvoir d'une partie sur l'autre, qui ne cessera que lorsque les conditions de retour à l'équilibre seront remplies. Dans le cas d'un contrat, c'est le remboursement de la dette.
La dette éternelle de la femme ?
J'interromps ici la note de lecture, pour rebondir sur le questionnement concernant l'inégalité au sein de l'espèce humaine, dont l'archétype est sans aucun doute l'inégalité homme/femme.
Si la séparation faite par Zeus dans la description d'Aristophane, dont l'union, comme le sumbolon, par un emboîtement parfait des deux parties initialement disjointes, fonctionne comme ce contrat où les deux parties créent une différence absolue, l'une portant l'image du créancier et l'autre celle du débiteur, dans le cas de l'homme et de la femme, comment cela fonctionne-t-il ?
On voit dans les descriptions des coutumes des Trobriandais faites par Bronislaw Malinowski que les hommes font en permanence des cadeaux aux femmes. Marcel Mauss a identifié ces cadeaux comme le paiement de la disponibilité sexuelle de la femme. Dans d'autres sociétés, l'homme doit verser à la femme, ou à sa famille, une valeur qui lui permettra de la prendre en mariage. Ces dons, ces contreparties, sont considérées parfois comme le dédommagement du travail que la femme ne fournira plus auprès de ses parents ou, parfois lorsqu'ils se poursuivent au long de la vie, comme la manifestation de ce que la femme apporte à la famille, à l'homme - des vies - qui ne peut pas avoir de contre-don équivalent, rien n'étant équivalent à une vie, pas même une autre vie. La « dette de vie » ne sera jamais réglée.
Ces manifestations cessent, sous ces formes, lorsque ce n'est plus la femme qui est identifiée comme l'origine de la vie, mais l'homme. C'est typiquement le cas dans les sociétés patriarcales où finalement, comme le montre bien Françoise Héritier, la connaissance du rôle de l'homme dans la fécondation a été assimilée à la génération de la vie chez l'homme puis à sa transmission à la femme qui a ce rôle, second, de la gestation (matériel) et non plus le rôle premier de la génération (spirituel).
Dès lors, la dette s'inverse et la femme ne pourra jamais rembourser, restant une éternelle débitrice envers l'homme ? Dans les formes où le don mène au servage, il y a association entre don et dette avec personnification de celle-ci. Le débiteur doit, autant qu'il se doit. Il devient lui-même le contre-don lorsqu'il est dans l'impossibilité de régler sa dette. Il est en situation d'infériorité, de soumission.
Cette interrogation est une hypothèse qui m'est suggérée par le rapprochement de l'analyse du sumbolon faite par David Graeber, de la description des habitudes culturelles des Trobriand faites par Malinowski, de la description par Françoise Héritier de l'évolution de l'homme dans la perception de son rôle comme fécondateur et de l'analyse des pratiques du don / contre-don de Marcel Mauss. Je chercherai à l'approfondir dans un prochain texte.
Notes
1 Dette 5000 ans d'histoire, de David Graeber, Actes Sud, 2016
2 Vous pouvez le télécharger en PDF en cliquant ici.
3 Page 58 et suivantes du PDF
4 David Graeber, page 362
5 Les Nieblungen sont les nains des légendes germaniques qui disposent d'immenses trésors issus des sous-sols des montagnes où ils vivent.
6 De 800 av. J.-C. à 600 ap. J.-C. Cette période est celle où sont nés toutes les grandes tendances philosophiques mondiales (Pithagore, Bouddha, Confucius, Socrate) et toutes les religions actuelles (zoroastrisme, judaïsme, bouddhisme, jaïnisme, hindouisme, confucianisme, taoïsme, christianisme et Isam).
7 Essai sur le Don, Marcel Mauss, PUF
8 Cette pratique existe encore aujourd'hui en Inde. Dans l'article « De la dette à la guerre » j'aborde succinctement certains aspects des transformations induites par la circulation de l'argent, notamment la prostitution des femmes et l'idéologie de la pureté féminine, la virginité et la fidélité conjugale : http://brito.tv/content/de-la-dette-à-la-guerre
9 David Graeber, page 362
10 ibid
11 ibid, page 363
12 ibid, p. 363
13 ibid, p. 363
14 ibid, page 364
15 Sans pour autant répondre à la question !
16 ibid, page 364
17 ibid, page 365
18 ibid, page 366
19 ibid, page 367
20 ibid, page 367
21 ibid, page 369
22 ibid, page 369