Théoriser la différence pour construire l'inégalité, "le sauvage et le préhistorique"

Note de lecture

SauvagePrehistorique.pngMarylène Patou-Mathis s'est intéressée à la construction d'un « Autre », différent, dans la société occidentale depuis que celle-ci a découvert le monde dans son étendue géographique (le sauvage) mais aussi dans son étendue temporelle (le prhéhisitorique) à partir du XVème siècle. L'Europe, où il ne subsistait plus de chasseurs-cueilleurs, découvrait un monde qui en était rempli tandis qu'en son sein on interprétait les ossements d'hommes qui ne pouvaient évidemment pas être antérieurs au Déluge. Qui étaient-ils, des Gaulois ? Assez vite pourtant on va savoir estimer les âges des couches géologiques et tout cela apparaît incroyablement étrange et déstabilisant pour des gens qui se prenaient eux-même pour la crème de l'humanité. Et qui vont tenter de le justifier.
Dans son livre « Le sauvage et le préhistorique, miroir de l'homme occidental » (Odile Jacob), extrêmement fouillé, elle fait preuve d'une érudition sur la question qui fait de cet ouvrage très riche et dense une œuvre majeure dans la réflexion sur les idéologies de ségrégation. C'est un livre passionnant et facile à lire.

Sous le prisme qui m'occupe, celui de l'égalité de toute l'humanité (et même de toutes les humanités) son ouvrage est fondamental pour situer et comprendre la construction des idéologies modernes, de manière consciente, par les classes dominantes (ou puissantes, ou les élites, ou l'aristocratie ou tous ensemble), puis répandues auprès des populations par un effort de propagande tel que, probablement, jamais aucun autre n'a été semblable, y compris pendant la guerre froide. Des études scientifiques (y compris la craniométrie spécialement inventée à cet effet), des romans, des livres scolaires, des conférences, des journaux, des expositions universelles et coloniales, des zoos humains... tout ce qu'il était possible d'utiliser l'a été afin d'asseoir l'idée générale que l'inégalité des êtres et des personnes est naturelle. Ce sont des classements, des échelles qui induisent une progression et une amélioration, du moins bien en bas au mieux en haut. Parmi ces classements se trouvent les « races » avec des hommes et des femmes qui vont être situés plus ou moins proches des grands primates ou plus ou moins proches de l'étalon, nous, qui sommes au sommet (ou plutôt, certains d'entre nous). C'est une Scala Naturæ dans laquelle, au barreau des humains, on ajoute un ensemble de sous-barreaux qui construisent une hiérarchie nouvelle comprenant la nouvelle construction d'une humanité divisée en différents spécimens, espèces, races et types de valeur inégale.

« Durant la Renaissance, où débute la colonisation des terres lointaines et, de l'esclavage, par les Européens, les deux principaux paradigmes sont la théorie du Déluge et la Scala Naturæ (échelle naturelle des êtres vivants). Le XVIIe siècle voit l'apparition des premiers doutes sur cette théorie du Déluge (ou théorie du catastrophisme), doutes qui vont s'accentuer au siècle suivant avec le développement de nouvelles théories comme l'uniformitarisme et l'actualisme. C'est également au XVIIIe siècle que les savants créent « l'échelle des Êtres » qui situe l'Homme blanc, en particulier l'Européen, au sommet et le Sauvage, au bas » (p. 11).

Si, au départ, un monde qui ne connaissait que lui-même et un environnement proche assez semblable a été bousculé par l'émergence de l'Autre en Amérique et, dans un second temps en Afrique, avec la révolution industrielle et l'accession au pouvoir de la classe bourgeoise (jusque-là « dominée » par la noblesse) il a fallu trouver des justifications aux différences de classe, de fortune et de situation nouvellement créées avec la constitution du prolétariat.  En même temps qu'avaient lieu les découvertes maritimes initiées par les Portugais, apparaissaient les premiers fossiles qui, eux aussi, ont beaucoup interrogé dans le cadre de la conception chrétienne de la création. Il ne pouvait en effet rien y avoir qui soit antérieur à Adam (un homme déjà moderne). Le statut de ces ossements a donc fait l'objet d'âpres débats jusqu'au XIXème siècle (et se poursuit d'ailleurs avec les théories créationnistes). Mais après « l'Autre » dans l'espace, c'est « l'Autre » dans le temps qui s'est progressivement fait une place avec la naissance de la préhistoire, c'est-à-dire la reconnaissance de l'extrême ancienneté des fossiles et des outils en pierre que l'on trouvait dans les fouilles aux côtés d'ossements d'animaux disparus. 
L'Autre lointain, le Sauvage, « Dès les premiers récits de voyages, il prend deux visages : l'un, celui du « bon SAuvage », conforte le mythe du « Paradis perdu » et l'autre, celui du Cannibale, figure de cauchemar, évoque l'Enfer » (p. 13). Cette deuxième image sera utilisée pour justifier la colonisation au prétexte que cette « créature ignorante, misérable et brutale, doit être "civilisée" » (p. 13).

Marylène Patou-Mathis montre comment, progressivement, ces deux « Autre » se sont rejoints comme représentants de l'enfance de l'humanité. L'Autre dans le temps représentait l'enfance par l'âge (il était l'humain dans la jeunesse de l'espèce), l'Autre dans l'espace représentait l'enfance par le développement puisqu'on trouvait encore chez lui des outils ressemblant beaucoup à ceux du préhistorique et qu'il n'a pas atteint notre niveau de développement, il était à l'état de nature, le développement étant considéré linéaire, suivant des étapes, qui aboutissaient immanquablement à ce que l'on connaissait de mieux, nous. L'évolution des sociétés, comme celle des êtres, est classée dans une échelle qui va du "moins bien" jusqu'au "mieux" et, dans cette échelle la société occidentale est au niveau du plus mieux les autres dégringolant selon leur niveau de développement technique, de proximité avec l'état de nature (ils vivent nus) tandis que dans l'échelle des êtres, c'est l'homme blanc britannique ou d'Europe centrale qui est au sommet (sa femme est juste en dessous, sachons raison garder !) et les autres dégringolent progressivement en fonction de leur proximité avec tel ou tel cousin primate, chimpanzé, gorille ou orang-outan. La femme est en deuxième position parce qu'elle « est inférieure car dénuée de puissance créatrice » (p. 293). « Les discours positivistes du XIXème siècle sur les races, passées et contemporaines, les classes sociales ou les sexes ont conduit au refus de l'Autre, refus qui est encore clairement perceptible aujourd'hui » (p. 294). Cette notion « d'enfance » de l'humanité rejoint le discours hégélien sur l'absence d'histoire de certains peuples (inférieurs), qui pour pouvoir évoluer, peuvent et doivent être colonisés, peuvent et doivent être éduqués, c'est-à-dire acculturés et refaçonnés à notre image. 

« (...) au XIXe siècle, pour la majorité des érudits, la distinction entre « races inférieures » et « races supérieures » va de soi. Les savants classent les espèces des inférieures aux supérieures et, au sein de l'espèce humaine, ils hiérarchisent les individus en fonction de leur « race » en se fondant en priorité sur la couleur de leur peau. Toutes les taxinomies raciales de l'époque postulent une inégalité multidimensionnelle entre trois ou quatre « races » d'hommes, réinventant ainsi la catégorie de l'esclave par nature. La reconnaissance, dans les années 1860 - 1880, de la préhistoire en tant que discipline scientifique va, dans un premier temps au moins, conforter cette vision inégalitaire des « races ». Certes, la théorie du descendant adamique est contredite par celle de l'évolution, la théorie du Déluge, abandonnée et l'existence du Préhistorique reconnue, mais, en utilisant l'analyse comparative entre les singes, les Hommes actuels et, désormais, fossiles, les anthropologues affermissent le présupposé de l'existence de « races » supérieures et inférieures, caractérisées par leur degré de proximité avec les singes » (p. 15). On voit dans cette description comment le présupposé idéologique de la supériorité de celui qui observe, qui est la culture des membres de l'élite de l'époque dont il fait partie, le conduit à créer un schéma de réflexion qui naturalise les inégalités afin de justifier sa propre situation sociale et ne pas s'interroger sur l'illégitimité des inégalités qui l'ont porté là. Le comte Joseph Arthur de Gobineau, tout imbu de sa supériorité raciale, aura particulièrement milité pour produire l'idéologie racialiste avec son incroyable Essai sur l'inégalité des races humaines. « Le développement du « paradigme racial », particulièrement défendu par Gobineau, entraînera notamment la naissance du mythe de la « race aryenne », du darwinisme social et le développement de l'eugénisme » (p. 15).

Gobineau n'est pas le premier, même s'il a été particulièrement influent, à créer une distinction entre les humains. « L'idée d'existence de « sang pur », qui semble apparaître au XVe siècle dans la péninsule Ibérique avec la fin de la Reconquista, va entraîner la différenciation des Humains et produire les premières catégorisations. En effet, pour éviter la « souillure » d'un métissage, en 1492, les décrets de la limpieza de sangre imposent la foi catholique à l'ensemble des peuples du royaume d'Espagne, ce qui provoque l'expulsion des Juifs, puis celle des Maures non convertis » (p. 45). L'église catholique va en rajouter une couche « en 1510, une bulle du pape Nicolas V, destinée en particulier aux conquistadors, est tout à fait claire à ce sujet : un sang impur, sous-entendu non chrétien, ne doit pas corrompre la « race » des chrétiens » (p. 45).

Pendant ce temps-là, les fossiles ne sont pas reconnus comme tels. Ils font partie de curiosités de la nature et comme tels ils sont collectionnés pour être montrés dans des « cabinets de curiosités ». Mais ils posent de plus en plus question, la thèse du Déluge et ces objets ne cadrent pas. Le rapprochement entre les objets taillés trouvés dans les fouilles et les objets des Sauvages posent question. « Le Sauvage représenterait-il le stade originel du développement humain ? » (p. 16). C'est la parution du premier livre de Darwin en 1859, De l'Origine des Espèces par la Sélection Naturelle qui va apporter les premières réponses. « Darwin rappelle, à travers plusieurs exemples, l'unité biologique du monde animal, y compris l'Homme » (p. 16). La parution en 1871 de La Filiation de l'Homme et la Sélection sexuelle va faire scandale et sera récusé par les Églises, la « bonne société » et la plupart des scientifiques. « Pour autant, les écrits de Darwin, qui suggèrent une filiation entre l'Homme et le singe, permettent enfin aux préhistoriens de faire accepter les résultats de leurs fouilles menées avant la parution de ses livres » (p. 16).

Pour autant, la préoccupation sera encore de classer les êtres dans une échelle, de les différencier avec une connotation de valeur. La notion de supérieur et d'inférieur perdurera encore au XXe siècle et reste un concept diffus dans le corps social qui réémerge sous d'autres formes mais avec la même violence : « l'infériorisation de certains Hommes, ou certains groupes sociaux, déjà présente dans la Genèse, avec la malédiction de Cham, se retrouve actuellement à travers la notion d'identité nationale » (p. 19), Marylène Patou-Mathis fait ici référence au débat, aux relents ségrégationnistes, lancé par un récent président de la République en France. Elle y revient en fin d'ouvrage, montrant que toute construction qui divise et classe les êtres humains se fait dans le cadre d'un objectif politique.

L'objectif politique apparaît clairement quand le discours d'infériorisation justifie nos propres actions, qui ne pourraient autrement qu'être qualifiées de crimes. « Depuis les premières conquêtes des Amériques, des idéologies diverses ont justifié la colonisation (prosélytisme des religions du salut, notamment du christianisme, humanisme, racisme). Plus ou moins consciemment, les rencontres entre conquérants et peuples autochtones sont rapportées en Europe de manière particulièrement partisane. En rejetant l'identité culturelle de l'Autre, cette volonté affichée de « civilisatrice » a entraîné de la fin du XVe siècle au début du XXe son cortège de souffrances pour les peuples conquis. La déportation, le génocide et l'esclavage ont été un moyen mais aussi une conséquence du fait colonial. En Europe comme aux États-Unis, la hiérarchisation des races a servi la colonisation. Infériorisés, les peuples « sauvages » peuvent être asservis sans scrupules ni remords » (p. 89).

Après cette introduction qui résume l'ensemble de l'ouvrage, Marylène Patou-Mathis passe en revue, avec une extrême précision et foison de détails, la genèse et l'évolution de la double perception de l'Autre lointain et de l'Autre temporel, les réactions suscitées par l'un et par l'autre, finalement la similitude du regard qui en fait des « étrangers », des êtres étranges et les classe. Elle est très méthodique dans la description de tous les efforts faits au XIXe siècle avec des méthodes scientifiques pour justifier la vision scaliste de l'humanité et décrit la genèse d'idéologies élaborées, conscientes, mises en pratique dans tout le monde occidental, comme le darwinisme social et l'eugénisme. Elle revient sur l'invention de sciences destinées spécifiquement à cet effet comme l'anthropométrie et ses techniques de craniométrie et de céphalométerie. Ça va loin, les savants « multiplient les études pour établir la proximité physique avec les singes des différentes « races », dont celle des « Sauvages ». Selon les critères choisis, le nombre de « races » varie ; celles-ci sont parfois dites principales ou secondaires et chacune peut être subdivisée en plusieurs sous-races, variétés, branches ou rameaux » (p. 90). C'est par une créativité débordante que les inégalistes construisent et diffusent leur foi, y compris des savants qui ont pignon sur rue et leur nom aux frontons des monuments. « À partir des travaux de Daubenton et de Camper, Cuvier, dans un mémorandum daté du 1er avril 1815 adressé à Réaux, rapproche les Noirs et les Hottentots de deux espèces différentes d'orangs-outans ! » (p. 90). Malgré la date du mémorandum, ce n'est pas une blague de potache. Dans ce vacarme les voix sensées sont inaudibles. « Ce professeur d'anatomie et de physiologie de l'université de Landshut puis de Heidelberg [le professeur Tiedmann] a, en effet conclu, devant la Société Royale de Londes, à la parité des cerveaux des diverses races humaines qu'il a étudiées et donc à celle de leurs aptitudes intellectuelles » (p. 90) ou celle, deux siècles plus tot, du naturaliste anglais Ray, toute pleine de bon sens « il y a aussi peu de différence entre un Européen et un Noir qu'entre une vache blanche et une vache noire » (p. 51). On ne saurait être plus clair, l'égalité est ce qui caractérise les êtres humains, dans leurs différences, dans leur diversité, dans leurs cultures et leurs sociétés spécifiques.

Darwin a évidemment initié une transition. Nous sommes des animaux comme les autres, ce qui ne nous oblige pas à être des bêtes. Nous sommes le produit d'une sélection naturelle et nous avons eu des ancêtres qui n'étant pas encore des humains étaient des animaux sociaux (ou des personnes animales) également ancêtres des grands singes. Pour autant les débats restent vifs, les « races » ont la vie dure. Les racistes, les racialistes, poursuivent leur entreprise : ils ne font pas de la science, ils utilisent la science et la déforment pour servir des convictions, pour justifier un ordre du monde, le leur. L'œuvre de Gobineau « traduite en allemand en 1898, deviendra une référence pour les théoriciens du nazisme » (p. 106). Elle est à l'origine de l'utilisation, encore aujourd'hui, du mot « race » dans les recensements aux États-Unis. « En France, la notion de « race » sera utilisée en 1928 lors des débats sur les métis d'outre-mer et introduite en métropole sous la IIIe République en 1939. Elle entrera dans le juridique sous le régime de Vichy avec en particuler la reconnaissance du statut des Juifs » (p. 106).

Ce classement selon un ordre de valeur va aussi être utilisé pour le Préhistorique. « C'est également durant la seconde moitié du XIXe siècle que les « races préhistoriques » et leurs cultures sont définies et hiérarchisées » (p. 114). C'est cette conception d'une évolution linéaire vers un être plus parfait (nous-mêmes) qui aura été transmise à des générations d'écoliers, classant tout ce qui nous a précédés dans les échelons en-dessous, clairement « inférieurs ». On ne se refait pas et ces « races préhistoriques » vont évoluer chacune vers l'homme moderne ce qui expliquerait les « races actuelles » ! Ainsi « Gaudry, dans le chapitre qu'il consacre aux quadrumanes, il rapproche le Dryopithèque, singe fossile identifié par le paléontologue Lartet, de l'Homme actuel de "type inférieur" » (p. 115). La hiérarchisation et l'inégalité sont des concepts tellement ancrés dans les préjugés, les lieux communs, la culture des classes dont sont issus les scientifiques du XIXe siècle qu'ils biaisent leurs observations scientifiques pour les faire cadrer avec leur idéologie. Et les scientifiques de l'époque se reproduisent au sein de l'aristocratie européenne, ils se conçoivent comme la crème de l'humanité et utilisent tous les moyens en leur pouvoir pour le faire savoir, ou plutôt, pour faire croire à tous les autres à quel point ils leur sont supérieurs.

La racialisme va modifier son discours avec le temps et la colonistion. Mais il ne change pas le fond. « La colonisation d'abord civilisatrice, notamment avec les missionnaires, se modifie avec l'arrivée de l'instituteur chargé de l'assimilation, voire de l'acculturation des peuples colonisés. En 1900, la France devient le deuxième empire colonial après la Grande-Bretagne ; dès lors, le Sauvage, le Prmitif, devient l'Indigène » (p. 132). 

C'est dans cette ambiance intellectuelle et scientifique que se développent les idéologies comme l'eugénisme. « Les eugénistes trouvent, en effet, des arguments dans la théorie de l'évolution de Darwin : la civlisation ne doit pas contrecarrer les mécanismes de la sélection naturelle par des dispositifs sociaux de protection des « inférieurs » (pauvres, handicapés, malades). En réalité il s'agit là d'un détournement du darwinisme » (p. 141). Galton, le fondateur de cette idéologie « s'oppose aussi aux principes de l'égalité naturelle et, donc, politique des Hommes » (p. 142). À côté, le sociologue anglais lamarckien Spencer va théoriser « le modèle du progrès par l'amélioration personnelle, la lutte en étant le moteur » (p. 143) connu sous le nom de darwinisme social. Sur le plan des idées politiques, ces idéologies sont toujours à l'œuvre et nous en voyons quotidiennement les effets dévastateurs dans nos sociétés.

Sur le plan scientifique les choses bougent. « Le XXe siècle naissant voit la remise en cause par certains préhistoriens de l'évolution unilinéaire et progressive des techniques, vision jusqu'alors dominante, et, par certans paléontologues, de l'évolution linéaire de l'Homme » (p. 157). Ces deux éléments sont très importants, l'unilinéarité, c'est-à-dire un développement du moins bien vers le mieux dans une ligne continue, était au fondement de la pensée inégalitaire et à celle de la création de hiérarchies (entre les sociétés, entre les hommes, entre les espèces). S'il n'y a plus d'évolution linéaire, mais d'éventuels allers/retours ou juste du hasard, l'évolution se faisant dans tous les sens et les conditions environnementales spécifiques faisant le tri, alors ces hiérarchies, ces inégalités apparaissent pour ce qu'elles sont : des constructions, des justifications et aucunement des faits ou des lois. Il apparaît alors que « l'évolution, biologique et culturelle, n'est donc pas linéaire mais buissonnante » (p. 159). Il n'y a ni haut ni bas dans un buisson, il se développe dans tous les sens à la fois, sans aucune hiérarchie de sa multitude de rameaux. La paradigme de la verticalité a vécu.

Dans la suite de l'ouvrage l'auteur montre comment les approches idéologiques décrites jusqu'ici interviennent - et sont peut-être toujours d'actualité - dans la perception de l'autre européen et contemporain de notre espèce qu'a été Néandertal. Alors que ses techniques et les nôtres étaient identiques lors des premières rencontres, il continue d'être décrit comme « moins capable » en attendant des preuves certaines de l'inverse. C'est donc toujours un a priori qui nous place « au-dessus ». Puis le livre montre, avec beaucoup de patience, tous les efforts qui ont été produits pour diffuser auprès du public les idées ségrégationnistes dominantes au XIXe siècle, à la fois par les publications de vulgarisation scientifique mais aussi par l'art et la culture (romans, illustrés, scultpure, images, livres scolaires), par l'exposition, littéralement, des Sauvages dans des environnemens reconstitués lors des expositions universelles ou coloniales, ou pire, dans des expositions comme bêtes curieuses dans de véritables zoos humains « qui vont populariser le discours racialiste en vigueur au XIXe siècle et justifier le colonialisme en construisant un imaginaire de l'Autre fondé sur son infériorisation (...). Ces exhibitions d'êtres humains dureront plus de cinquante ans » (p. 246).  Ainsi, lors de l'exposition coloniale internationale de 1931 on va exhiber des Canaques « considérés par l'ethnologue suisse Fritz Sarasin comme plus proches de la souche prénéanderthaloïde que de celle des races humaines supérieures » (p. 248). Cette exposition « accueillera trente quatre millions de visiteurs en six mois » (p. 248). Un musée des Colonies sera créé qui mettra en scène et glorifiera la colonisation. La publicité sera aussi un véhicule de ces idéologies inégalitaires et d'infériorisation  (p. 250 et suiv.) et c'est « par l'intermédiaire des manuels scolaires [que] le concept de l'existence de races d'inégales valeurs entre dans la tête des écoliers » (p. 255).

Je ne puis m'empêcher à ce stade de parler des trois pages que Marylène Patou-Mathis consacre à un parallèle entre le Sauvage, le Préhistorique et le statut de la femme (p. 291 -294). C'est une association bien vue, que je n'aurais pas faite. Ces trois pages mériteraient d'être reproduites en entier. « Dans l'imaginaire du XIXe siècle, le « Civilisé » est un adulte blanc, masculin et bourgeois. Quant à la femme, n'ayant dans la société qu'un rôle passif et marginal, elle est associée à l'Autre, primitif et sauvage. Jusqu'au début du XXe siècle, elle reste considérée comme inférieure à l'homme par nature. Comme pour le Sauvage et le Préhistorique, la reconnaissance de la féminité comme altérité se heurte à un refus » (p. 292).

Marylène Patou-Mathis identifie les idéologies du XIXe siècle comme responsables du racisme actuel, dont la femme est également victime. « Les discours positivistes du XIXe siècle sur les races, passées et contemporaines, les classes sociales ou les sexes ont conduit au refus de l'Autre, refus qui est encore clairement perceptible aujourd'hui » (p. 294)

Dans les dernières pages de ce livre, sans jamais parler d'égalité, Marylène Patou-Mathis fournit pourtant nombre d'arguments en ce sens. Je ferai une dernière citation et je vous engage à lirece livre qui remet tant d'idées en place.

« Les analyses ADN ont montré que l'espèce humaine partage un peu plus de 98,6 % de son génome avec les chimpanzés (soit quelques dizaines de gènes différents) et le même patrimoine génétique à 99,8 %. La notion de « races », héritée du XIXe siècle n'a donc aucun fondement biologique » (p. 302). J'ajouterai qu'au-delà de la notion des « races » qui avaient servi à développer l'idéologie d'une hiérarchie inégalitaire c'est bien cette hiérarchie et cette inégalité qui n'ont aucun fondement biologique. Les hommes ne sont donc pas naturellement inégaux.
 


Pour poursuivre

Interview de Marylène Patou-Mathis sur France-Inter dans l'émission La Tête au Carré de Mathieu Viard