Pourquoi l'inégalité ?
Nous vivons dans des sociétés inégalitaires, c'est un euphémisme. Derrière le terme se trouvent des situations absolument inhumaines, des différences de fortunes et de situations qui vont du luxe et du gaspillage absolus de quelques-uns jusqu'à ces enfants qui survivent sur des montagnes d'immondices et ceux qui meurent de faim et de soif. « Nous sommes les 99% » était le slogan d'Occupy Wall Street, ce mouvement américain qui était le pendant des occupations de places des Indignados espagnols, du Printemps arabe, des émeutes populaires en Grèce et ensuite de Nuit Debout en France. Aujourd'hui les Gilets Jaunes s'inscrivent dans cette même revendication d'égalité, souvent traduite par une demande de reconnaissance de dignité.
Tous ces mouvements se levaient contre les inégalités criantes, aussi bien économiques que démocratiques. Les Indignados en Espagne réclamaient « une vraie démocratie tout de suite » (¡Democracia Real ya!). Toutes ces contestations majoritaiement non-violentes (mais fortement réprimées) avaient pour point commun la prise de parole, la réflexion collective, la discussion sur les situations vécues et les moyens de les transformer. Elles ont toutes été le lieu d'une prise en mains par les participants eux-mêmes de la définition politique, jusque-là réservée aux organisations et appareils qui font métier de représenter la parole qu'ils ne donnent pas au peuple, mais dont ils définissent les contenus et les objectifs. Les Islandais sont allés jusqu'à écrire eux-mêmes une nouvelle constitution. Par leur contenu, par leur forme même, par leurs revendications exprimées, tous ces mouvements se situaient dans une optique d'une stricte égalité entre tous, au point d'avoir inventé des modes de prise de parole et de vote afin de garantir l'égale expression de tous et la prise en compte des différentes opinions et des différentes situations. Les Indignados passaient parfois plus de temps à se mettre d'accord sur les modalités de la discussion, afin de garantir que personne dans l'assemblée ne prendrait le pouvoir sur les autres, que sur l'objet même du débat.
Égalité et entraide, les deux mamelles de l'humanité
La revendication d'égalité est vieille, sans doute aussi vieille que la constitution des inégalités au Néolithique. On a pensé pendant longtemps que la rapide expansion de l'agriculture depuis le Levant vers le reste du monde et en particulier l'Europe était le fait de conquêtes de territoires sur les chasseurs-cueilleurs. On se demande maintenant si en réalité ce n'était pas simplement parce que les gens ne supportaient pas les inégalités qui se créaient dans les villes et les fuyaient pour s'installer plus loin dans des communes villageoises égalitaires. « Pour qu'un État inégalitaire et hiérarchisé se maintienne durablement, il est nécessaire que les membres de la société restent rassemblés. S'ils se dispersent, le pouvoir des dominants se dissout de lui-même », dit Jean-Paul Demoule dans « La révolution néolithique » (ed. Le Pommier, p. 60). Aujourd'hui, avec nos 7 milliards d'habitants, nous ne disposons plus d'espaces sur la planète qui autoriseraient cette dispersion libératrice. D'autres stratégies sont nécessaires.
Mais au fond, l'humanité a-t-elle vocation à vivre de manière inégalitaire ou, au contraire, l'égalité lui serait-elle naturelle ?
Dans « L'entraide, un facteur de l'évolution » (1906, à télécharger ici), le géographe et naturaliste Pierre Kropotkine montre que l'humanité n'a pu survivre, malgré son absence de puissance physique, d'armes et de protections naturelles comme les crocs, les griffes, les écailles ou une peau épaisse, que par la solidarité entre ses membres. Une solidarité qui passait par un instinct d'entraide assurant que les membres du groupe se soutiennent mutuellement et agissent de concert. Il développe abondamment les formes d'organisation humaine qui oscillent en permanence entre les intérêts de dominants disposant d'une manière ou d'une autre d'une force de contrainte et les intérêts du grand nombre qui cherchent à se regrouper dans des associations égalitaires (communes villageoises, guildes, corporations, syndicats, associations...). Pour lui, l'égalité est une donnée fondamentale de l'espèce humaine. Kropotkine a ainsi apporté une contribution majeure à la théorie de la sélection naturelle de Charles Darwin en s'opposant aux éxégèses de la théorie de l'évolution comme philosophie sociale par différents savants proches de Darwin, comme Huxley, Spencer et Galton. En mettant l'accent sur la compétition des espèces dans un environnement donné ces scientifiques faisaient davantage œuvre idéologique que scientifique. En particulier ils cherchaient à justifier, par des arguments pseudo-scientifiques, la hiérarchisation de la société dont ils étaient membres et dont ils étaient les bénéficiaires. Ils ont en quelque sorte « naturalisé » les différences de classes, justifié les ségrégations et théorisé la nécessité d'empêcher toute forme de secours de la société envers les plus faibles car ce serait pousser la société à entraver et à empêcher la sélection naturelle. Théorisant la « loi du plus fort » ils ont développé des horreurs telles que le darwinisme social et l'eugénisme qui, malheureusement, ont profondément influencé les classes dominantes de l'époque et dont les actions de propagande massive ont diffusé dans la société les thèses racistes, racialistes, de compétition entre individus pour finir par être le socle idéologique du nazisme. Ces thèses sont aussi au fondement du néolibéralisme que nous mangeons désormais à toutes les sauces.
Animaux sociaux, l'empathie nous guide
Plus près de nous, Frans de Waal a (légèrement) critiqué Pierre Kropotkine en identifiant que l'entraide n'est pas un moteur mais une conséquence. Elle s'exprimera ou non selon les circonstances et sera dépendante de la culture même de l'individu. En réalité le travail d'éthologue de Frans de Waal vient plutôt abonder dans le sens de Kropotkine et, dans son livre « L'Âge de l'Empathie » (Actes Sud, 2011) il montre que, chez les mammifères et plus particulièrement les grands mammifères, il existe un sens de l'empathie qui nous pousse à co-agir avec nos semblables. Cette tendance nous permet, en tant que groupe, de disposer de capacités de survie inaccessibles à des individus isolés et encore moins à des individus qui seraient en situation de « guerre de tous contre tous » où, au mieux, ils s'élimineraient réciproquement et accéléreraient leur propre disparition (ce que fait le néolibéralisme). Conséquence fâcheuse de notre empathie : l'utilisation de notre solidarité de groupe pour nous enrôler dans des conflits et des guerres, groupe contre groupe (remplacez groupe par ce que vous voulez : État, patrie, entreprise, parti...). L'empathie agit sur les centres du plaisir et, quand nous aidons quelqu'un nous éprouvons de la joie. Comme nous en éprouvons à nous retrouver avec des amis, à partager des moments, des repas, des idées, des sentiments, des émotions ou de la sensualité, qui ne peut exister qu'ensemble.
Ainsi, il y a un fond qui nous pousserait à l'égalité et il est vraisemblable que les sociétés humaines, à l'image des groupes de chasseurs-cueilleurs Hadza, se sont organisées ainsi, de mille manières différentes sans aucun doute au cours du temps. Alors, pourquoi n'en sommes-nous plus là ? Quand est-ce que cela a foiré ? Comment y revenir comme le souhaitait Nicolas de Condorcet ?
Pourquoi, quand, comment... On sait quand (à l'âge du bronze) : « c’est seulement à partir du Néolithique que s’institutionnalisent, clairement et à grande échelle, à la fois les inégalités sociales patentes (tombes princières, monuments funéraires) et les violences (fortifications, blessures, massacres) » - dit Jean-Paul Demoule (« La révolution néolithique »). On sait en gros comment, je n'ai pas encore trouvé pourquoi on passe, ici ou là, d'une civilisation de la répartition à une civilisation où certains peuvent accumuler, croître en pouvoir et finalement dominer.
« L'égalité est l'état naturel de l'humanité » est donc une recherche en cours, dont les prémices sont consultables dans ce document évolutif, en libre téléchargement.