De l'agriculture à l'inégalité
Note de lecture
« Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire », de Jean-Paul Demoule, Fayard, nov. 2017
Suivre la conférence sur le même thème du 10 octobre 2017 aux Rendez-vous de l'histoire de Blois
Avec son livre paru en octobre 2017, intitulé « Les dix millénaires oubliés qui ont fait l'histoire, quand on inventa l'agriculture, la guerre et les chefs », Jean-Paul Demoule vient insister sur cette période du Néolithique qui a forgé les sociétés inégalitaires dans lesquelles nous vivons désormais.
Elles ne sont pas si vieilles, eu égard à la durée officielle actuelle de l'humanité (près de 3 millions d'années) et à son existence probable bien plus importante si l'on considère que l'outil produit grâce à d'autres outils est une preuve d'humanité et de langage (près de 3,5 millions d'années connus actuellement). Mais si l'humanité tient d'abord à notre forme de bipédie, qui nous différencie radicalement des autres grands singes, alors les millions d'années s'égrennent au moins au double.
« Il y a cinq mille ans apparaissent les premières villes du monde, en Mésopotamie et en Égypte, tout comme l'écriture, indispensable pour administrer des sociétés de plus en plus nombreuses. En Europe, le chemin sera plus lent, mais tout aussi définitif, avec la conquête romaine » - dit-il dès l'introduction du livre. Jean-Paul Demoule s'interroge sur les raisons qui font que cette période, du début du Néolithique jusqu'aux premières grandes villes, n'est pas enseignée, alors que l'on y voit très clairement que l'inégalité, le pouvoir, la guerre, l'oppression, la violence, l'État, la contrainte des corps, celle des esprits, par des idéologies justifiant les hiérarchies humaines calquées sur les hiérarchies célestes dominées par des dieux mâles, le remplacement des statuettes féminines par celles de guerriers, l'invention d'armes qui ne servent plus à la chasse mais uniquement à tuer des humains… Pourquoi, comme le dit le titre, « oublier » d'enseigner l'origine de notre monde, montrer et faire connaître cette transition entre l'égalité des groupes de chasseurs-cueilleurs et une inégalité que l'on voit se construire avec la création de la « société », c'est-à-dire la ville ?
Ce livre se veut didactique. Une description appuyée sur une solide connaissance des faits historiques mais dans un langage et sous une forme qui rendent son érudition accessible au profane. Au long des chapitres il y a des redites. Elles sont nécessaires parce que le livre n'est pas conçu comme une somme à lire de la première à la dernière page, mais comme des fiches thématiques consultables et utilisables indépendamment les unes des autres.
Ce livre est complété par un glossaire qui permet un accès aisé au vocabulaire spécifique de l'historien et de l'archéologue, très explicite. Il est suivi d'une bibliographie organisée de manière thématique correspondant aux différentes fiches-chapitres et permettant d'accéder aux œuvres d'auteurs de référence pour chaque thème abordé.
On voit clairement à la lecture de ce livre que le Néolithique est une période de généralisation de la contrainte et d'invention de la dépossession, érigée en système, par le travail d'un grand nombre au profit de petites élites. La notion même de « contrainte », qui n'est pas évoquée en tant que telle, mais qui est le moyen de généralisation de l'organisation de la ville et de la société, est transversale au propos du livre.
On la voit poindre dans les pratiques des pré-agriculteurs, avec la céréaliculture qui, au lieu de prendre ce que donne naturellement la nature, commencent à favoriser la croissance de certaines plantes par élimination des autres, puis à les cueillir grâce à des outils adaptés (invention de la faucille). Cette « élimination volontaire » de ce qui n'est pas souhaitable signe peut-être l'avènement de cette nouvelle vision culturelle du monde, qui n'est plus seulement le lieu où l'on évolue, où l'on vit, mais devient un objet transformable par l'action humaine. L'association entre le monde et la femme (association qui devient explicite avec les idéologies religieuses quelques millénaires plus tard) est peut-être l'archétype de toutes les formes de domination des êtres initiées au Néolithique, au premier rang desquels la domination de la femme.
C'est là un point central dans la recherche sur l'inégalité que j'ai entamée et dont ce blog rend compte. La domination de la femme serait-elle l'archétype de toutes les dominations ? Jean-Paul Demoule pose aussi la question, « La domination des hommes sur les femmes est-elle l'origine de toute forme de domination ? Ou pour le dire autrement les rapports entre femmes et hommes sont-ils constitutifs des rapports sociaux en général, fondés sur une imbrication complexe et variable de coopération, de compétition et d'affrontement ? Il s'agit sans doute plus que d'un simple changement d'échelle. Mais du mois est-ce une sérieuse piste de réflexion pour chercher à élucider, sinon à résoudre, l'énigme de la domination » (p. 190).
La « contrainte » n'a plus cessé, depuis le Néolithique, de se développer ; d'envahir l'espace, les corps, la pensée et d'être appliquée au monde matériel devenu « ressource exploitable » (dont les êtres humains) comme au monde spirituel avec les religions, les morales, les péchés et les punitions. Elle s'amplifie en ce moment.
La structure du livre
Composé de 11 chapitres, une introduction et une conclusion, ce livre part d'un questionnement (tous les chapitres commencent par « Qui a inventé... ») pour décliner les connaissances actuelles sur ces différents sujets, ainsi qu'un certain nombre de considérations personnelles de l'auteur, dont le point de vue érudit éclaire les sujets traités (et parfois, de manière contestable, comme son approche des statuettes féminines de l'art paléolithique, j'y reviendrai).
Quels sont ces chapitres ?
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Chapitre 1 : Qui a inventé l'agriculture (et l'élevage) ?
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Chapitre 2 : Qui a inventé les maisons et les villages ?
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Chapitre 3 : Qui a inventé les outils, le métal et la roue (et le travail) ?
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Chapitre 4 : Qui a inventé les dieux (et Dieu) ?
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Chapitre 5 : Qui a inventé l'art (et le design) ?
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Chapitre 6 : Qui a inventé les chefs (et la servitude volontaire) ?
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Chapitre 7 : Qui a inventé la guerre (et les massacres) ?
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Chapitre 8 : Qui a inventé les tombes et les cimetières ?
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Chapitre 9 : Qui a inventé la domination masculine ?
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Chapitre 10 : Qui a inventé les migrations (et les immigrés) ?
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Chapitre 11 : Qui a inventé les peuples, les ethnies et les nations ?
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Conclusion. Les raisons d'un zapping.
Il n'est pas question ici de résumer chacun de ces chapitres. Ceux qui sont les plus directement en rapport avec le thème de ce blog (bien que tous, à divers degrés, abordent les questions de l'inégalité) sont les chapitres 4, 6 et 9. Nous allons nous attarder un peu plus sur ceux-ci.
Qui a inventé les dieux ? - chapitre 4
Ici, il n'est pas question d'extrapolations sur des vérités révélées, mais de suivre le chemin de l'émergence d'idéologies descriptives du monde, connues sous le nom de religions. « Pourquoi les sociétés humaines les ont-elles créées, et quelles sont leurs fonctions ? » (p. 69). Concernant les fonctions, Jean-Paul Demoule en identifie trois :
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« la première est de donner du sens à la vie humaine »
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« la seconde fonction est de gérer la vie quotidienne »
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« la troisième fonction est d'assurer une cohésion sociale minimale »
Ce sont en tout cas des fonctions perceptibles dans les religions historiques, à partir du moment où la « société » elle-même a été inventée. Ce terme, parfaitement adapté à la réalité que nous connaissons n'est pas forcément le meilleur descripteur de formes de vie où aucune autorité ne s'exerce qui organiserait des groupes humains dans une entité que ce mot puisse recouvrir.
À ces fonctions l'auteur ajoute « des fidèles ou croyants » ainsi que « des entités surnaturelles », « des intercesseurs auprès de ces entités », « des actions » et « des lieux ».
Il n'est pas simple de détecter des comportements de nature religieuse avant l'écriture, c'est-à-dire dans la préhistoire, pour laquelle il faut interpréter des signes matériels qui ne portent pas trace des rituels auxquels ils étaient associés. Depuis quand une pensée de type religieux (faisant appel au surnaturel) est-elle portée par l'humanité ? Ce sont souvent les enterrements de cadavres que permettent de le percevoir.
Jean-Paul Demoule cite ici rapidement le probable rituel funéraire mis à jour à Atapuerca en Espagne, vieux d'un peu plus de 400.000 ans et indique que les Néandertaliens « creusent les premières tombes individuelles » (p. 73). Mais c'est avec Sapiens qu'apparaissent les premières manifestations clairement attribuables à une pensée abstraite, avec les peintures, gravures et sculptures.
« Les sociétés très peu différenciées de chasseurs-cueilleurs vivent dans un monde peuplé d'entités surnaturelles de toutes sortes, où les pratiques magiques et les mythes abondent, mais fort différemment des religions historiques. Quant aux grottes peintes, souvent interprétées comme des « sanctuaires », elles avaient sans nul doute une signification importante pour la cohésion du groupe, mais on ne saurait non plus y voir des « temples » au sens classique » (p. 76-77).
Au Mésolithique, début de sortie de la période glaciaire, « les chasseurs-cueilleurs changent insensiblement de croyances et de représentations. Les grottes et leurs peintures sont abandonnées, les images se raréfient » (p. 77).
C'est au Néolithique que de nouvelles manières de procéder apparaissent, manifestant un changement d'approche. « Les relations avec le surnaturel ne semblent plus traitées au seul niveau du groupe familial (…) De véritables bâtiments voués à des cultes collectifs peuvent être désormais identifiés » (p. 78) . Le premier complexe connu est Göbekli Tepe, en Turquie, construit vers -9000, un ensemble mégalithique impressionnant, déjà conçu comme de vastes espaces clos organisés. Il semble que l'on ait ici la première représentation massivement masculine. « Lorsque le sexe des animaux en bas-relief est indiqué, il s'agit presque toujours d'animaux sauvages mâles (...) ». Mais les restes d'animaux consommés ne sont pas ceux d'animaux représentés (« gazelles et aurochs ») ce qui était « déjà le cas à l'époque des grottes paléolithiques » (p. 79). Ces premiers monuments, peut-être religieux, ont été « fermés », « ils n'ont pas été détruits violemment, mais remplis de terres et de débris et abandonnés ».
Pour Jean-Paul Demoule ce complexe et les autres semblables de la même région marqueraient une période d'élaboration culturelle de nouveaux schèmes de pensée et de description du monde pour ces communautés « en cours de passage vers la sédentarité, l'agriculture et finalement l'élevage » (p. 79).
Pour la période qui suit, « l'existence de bâtiments cérémoniels imposants, facile à identifier par les archéologues, n'est pas toujours certaine », on constate au contraire l'existence de cultes plutôt domestiques, avec une nouvelle pratique funéraire, « les défunts de chaque maisonnée sont enterrés au fur et à mesure des décès sous l'habitation même » (p. 80) et un traitement particulier des crânes des défunts, à Çatalhöyük. Apparaissent aussi vers -8000 les premiers masques connus. Contrairement à Göbekli Tepe « les figurations humaines au Proche-Orient, lorsque le sexe est identifiable, sont majoritairement féminines » autant « dans des habitations, des tombes ou des bâtiments apparemment collectifs ». Les représentations féminines sont parfois associées « avec les bêtes fauves et la sauvagerie » et « les différentes civilisations qui se succèdent au Proche et Moyen-Orient jusque vers -3500 continuent d'exprimer par leurs images, toujours principalement féminines, ces préoccupations » (p. 81).
C'est à cette époque qu'apparaissent les premières villes du monde et de nouvelles formes religieuses émergent (je me demande même si ce n'est pas la religion tout court qui apparaît). « Des religions étatiques polythéistes complexes, avec un panthéon hiérarchisé sous les ordres d'un roi des dieux solaire, confortent ce nouvel ordre social » (p. 81). Nous entrons rapidement dans l'histoire, l'écriture étant également inventée « pour des nécessités d'administration et de communication » et nous fournit maintenant rites, prières et éléments d'organisation de ces panthéons et « les hauts faits des rois qui sont censés détenir directement leurs pouvoirs de la main de ces êtres divins » (p. 81) ce qui montre aussi « comment la société hiérarchisée des dieux reflète, et justifie, la société des hommes ».
De la vie nomade dans la nature à la vie sédentaire dans la ville, un renversement a lieu. « Ce sont désormais des images masculines, la plupart du temps barbues, qui sont représentées en très grande majorité » (p. 81). L'assimilation de la femme à la terre, au champ qu'on laboure est explicite à Summer chez la desse Innana « lorsqu'elle s'adresse au dieu et berger Dumuzi » en ces termes « Quant à moi, Inanna, qui labourera ma vulve ? Qui labourera mon champ ? Qui labourera ma terre humide ? » alors que l'homme sera associé à la force, « au plus grand animal vivant dans ces régions, le taureau sauvage, comme en atteste la dieu Baal, ou Hadad suivant les régions, dieu de l'orage, de la pluie et de la fécondité » (p. 82). Tout le Proche-Orient est polythéiste et associe dans son panthéon dieux et déesses. On y rencontre souvent « des statuettes de taureau à l'intérieur des habitations – comme on y trouve des statuettes d'une divinité féminine nue. Des inscriptions associent Yahvé à Asherah, son épouse, indiquant que les Hébreux étaient à l'origine, comme leurs voisins, polythéistes ». Ils seront influencés plus tard par Babylone où les Perses introduisent une « religion monothéiste, le zoroastrisme, l'une des plus anciennes avec celle d'Akhénaton en Égypte quelques siècles auparavant » (p. 82). Mais les bêtes sauvages continuent d'être associées à la femme sur des images mésopotamiennes où « une divinité féminine dompte des animaux sauvages », fonction qu'on retrouvera avec Artémis en Grèce.
Pour Jean-Paul Demoule « ces statuettes néolithiques de femmes nues parlaient bien de la sexualité, l'image de la femme étant bien associée à la sauvagerie, et les représentations de taureaux, voire les têtes de taureaux réelles, comme a Çatalhöyük, ont bien à voir avec la virilité » (p. 83). Concernant cette interprétation de la femme et de la sexualité, je fais un point particulier ci-dessous au paragraphe « Les statuettes féminines », car la notion même de « sexualité » avec notre conception actuelle mérite d'être interrogée.
En tout cas, la représentation de la femme, de son rôle, de sa position et peut-être aussi la symbolique des éléments qui lui étaient associés sont en voie d'évolution. Désormais, en Europe, ces statuettes « sont presque toujours retrouvées brisées » (p. 83). Les statuettes féminines en terre semblent même être conçues pour pouvoir être facilement brisées. Le bris des statuettes est accompagné de la dispersion de leurs éléments, un peu comme Hathor dont le corps a été dispersé par Osiris en plusieurs morceaux après qu'il l'ait mis à mort. Ces rituels de dispersion « on les retrouve aussi dans certains usages funéraires, où les ossements des défunts ont été intentionnellement dispersés, rituels attestés dans diverses régions du monde » (p. 84).
Ces nouvelles pratiques clairement religieuses accompagnent les mouvements de hiérarchisation des sociétés et de retours vers des structures plus horizontales. « À partir du Ve millénaire, les premiers signes de hiérarchisation sociale commencent à se manifester en Europe » (p. 84) et les figurines féminines deviennent plus rares, sauf dans les îles. « Alors que les figurines se retrouvaient jusque-là dans les habitations ou dans les tombes, évoquant des cultes domestiques et privés, des dispositifs collectifs nouveaux sont construits » (p. 84) et ce mouvement de va-et-vient entre religion domestique et religion publique va se poursuivre en fonction du caractère hiérarchique ou non de la société. Au culte public et à la société hiérarchisée correspondent les tombeaux des chefs. « Or c'est aussi le moment où les représentations féminines vont passer nettement au second plan » (p. 85).
Aux tombeaux mégalithiques et aux dolmens sont associés de nouveaux symboles, emblèmes de pouvoir. « Une nouvelle idéologie, encore mal connue, s'est donc élaborée avec l'émergence du pouvoir » (p. 85). L'espace est organisé et marqué, avec l'érection de pierres ornées et « comme on les trouve en général isolées, il est difficile de connaître leur contexte », mais peut-être est-ce un début d'identification d'un territoire à un groupe. Des activités cérémonielles semblent avoir désormais lieu dans des lieux naturels.
« Cette tendance s'accentue encore à l'époque suivante, l'Âge du Bronze, de la fin du IIIe millénaire au début du Ier millénaire » (p. 86). Fait alors son apparition le char solaire, les cultes solaires et, à partir de l'Âge du Fer (« à partir de 800 avant notre ère ») apparaissent les sanctuaires guerriers qui « exaltent les victoires guerrières » (p. 86). « (…) les plus anciens textes grecs classiques, ceux de l'Iliade et de l'Odyssée, nous décrivent des sociétés guerrières dominées par des rois régnant sur des villes et par une société des dieux tout aussi hiérarchisée, exigeant qu'on leur sacrifie des animaux et ne cessant d'intervenir dans les affaires humaines » (p. 88). C'est dans ce contexte du chef guerrier qu'apparaît le monothéisme, « qui se répand dans les premiers siècles de notre ère, d'abord à la faveur de l'Empire romain. De fait, il y a comme une sorte d'homologie entre une idée nouvelle, celle d'un empire universel qui aurait vocation à régner sur le monde entier, et celle d'un dieu (mâle) unique, qui serait le seul vrai » (p. 89-90). « Quatre phénomènes caractérisent les monothéismes », ce sont la rationalisme (« désenchantement du monde »), l'intolérance avec son lot de fanatisme et de violence, un polythéisme d'arrière fond avec les anges, les démons, les saints et les djinns et surtout le « contrôle de la sexualité, singulièrement féminine ». C'est la structure que nous connaissons actuellement dans nos sociétés. Il me semble qu'il convient d'ajouter un cinquième phénomène et non des moindres : l'association masculine de ces monothéismes qui légitiment l'homme comme maître du monde, à commencer par la femme.
Qui a inventé les chefs ? - chapitre 6
Pour les sociétés passées, les vestiges matériels et les tombes sont les deux éléments qui permettent de chercher à comprendre comment la société était organisée. La différence de statut pendant la vie s'accompagne parfois, mais pas toujours, par une différence significative dans la tombe, soit pour elle-même, soit du fait des objets qui accompagnent le mort. Les Néandertaliens « nous ont laissé plusieurs dizaines de tombes, où parfois des fleurs ont été déposées, mais sans différences notables de statut » (p. 113). Parfois aussi, ce qui nous paraît de la magnificence aujourd'hui, peut ne pas l'avoir été à une autre époque. Ainsi de l'homme de Sungir qui « portait sur lui des bracelets en ivoire de mammouth et de très nombreuses perles cousues sur ses vêtements, l'ensemble ayant demandé plusieurs milliers d'heures de travail, on a cherché à en faire un notable, une sorte de chef. Mais le temps de travail pour des chasseurs-cueilleurs fort peu occupés à l'époque glaciaire est une notion bien anachronique » (p. 113-114). Comme on trouve peu de tombes du paléolithique, on peut penser que seuls des puissants étaient enterrés. Mais « cette rareté est liée à la très faible densité de population à cette époque et à la très grande dispersion des tombes chez des sociétés nomades qui ignoraient les cimetières permanents » (p. 114).
C'est au Néolithique qu'apparaissent les cimetières, avec la sédentarité. « Or, dans les premiers siècles du Néolithique européen, entre 6500 et 4500 avant notre ère, ces cimetières ne montrent aucune différence sociale notable, si ce n'est en fonction de l'âge et du sexe ». Pour le sexe, les tombes montrent une répartition des tâches entre hommes et femmes (poteries et meules pour les femmes, haches et flèches pour les hommes). Pour les différences liées à l'âge, « les personnes âgées ont plus d'objets déposés dans leur tombe et des parures plus riches » - mais attention, les morts portaient probablement des effets personnels, de leur quotidien, principalement produits par eux-mêmes. Je note ici (cf. Marcel Mauss, David Graeber) qu'une répartition des tâches entre les sexes ne signe pas forcément une domination de l'un sur l'autre, ce peut être une structure sociale d'interdépendance où l'un ne peut pas vivre sans l'autre, du fait de tabous croisés.
À cette époque, « les habitations d'un même village ne montrent aucune différence notable de niveau de vie » (p. 114)
« Cette relative égalité prend fin vers 4500 avant notre ère. Une des manifestations les plus spectaculaires en est le cimetière de Varna, sur les rives bulgares de la mer Noire. Sur près de quatre cents tombes, où les défunts reposaient en position allongée sur le dos, certaines ne contenaient aucun objet, et d'autres seulement quelques modestes vases et outils en os ou en pierre. En revanche, une douzaine de tombes concentraient une richesse inouïe » (p. 118). En même temps la structure des villages se modifie, on passe des « maisons dispersées dans un espace ouvert » à un regroupement planifié où « les nouvelles agglomérations sont maintenant strictement organisées » et entourées de fortifications. « Cela suppose qu'il existe maintenant une autorité centrale, organisatrice et relativement contraignante. Mais aussi, à cause des fortifications, que des tensions sont apparues entre les communautés » (p. 119). Apparaissent alors les tombes mégalithiques construites pour « les morts les plus importants » (p. 120). Les chefs sont désormais là.
« Une grande question demeure : comment ces chefs nouvellement apparus ont-ils réussi à persuader leurs congénères, qui à l'origine étaient leurs égaux, de consentir à des efforts considérables, pour des activités notoirement improductives et pour leur seul profit » (p. 120) ? C'est l'apparition et l'échange à grande distance, entre membre de l'élite, des produits de distinction, produits de luxe. « Cette énigme est posée depuis des siècles. C'est ce qu'on appelle la « servitude volontaire », le fait que la majorité, dès cette époque et jusqu'à aujourd'hui, accepte de travailler dur au profit d'une minorité, et parfois d'un seul individu » (p. 121-121).
La Boëtie, dans son billet « Le Contr'un », mieux connu sous le titre de « De la servitude volontaire », pose plusieurs hypothèses (l'habitude d'une situation héritée ; les réseaux d'allégeance et la religion). Le rapport au religieux « change radicalement de nature avec leur entrée en scène [les chefs], les dieux et les chefs se confortant les uns les autres » (p. 123). L'histoire et l'ethnologie ne manquent pas d'exemples où les chefs s'identifient ou bien sont légitimés par un pouvoir supérieur (voir nos rois couronnés par l'Église). « Le pouvoir temporel est indissociablement un pouvoir surnaturel » (p. 123), les chefs manipulent l'imaginaire. « Il est au moins un indice de cette manipulation de l'imaginaire : l'investissement dans les tombeaux et les cérémonies funéraires » (p. 124).
Pourtant, cette « servitude volontaire » ne va pas de soi. « On peut lire dans les vestiges archéologiques des phénomènes de résistance aux pouvoirs excessifs, quelque chose comme une contre-histoire du pouvoir, qui rejoignent aussi les observations des ethnologues » (p. 125) et en fait, au moins en Europe, « on repère régulièrement des moments où les sociétés sont nettement plus hiérarchisées, comme en témoignent l'organisation des villages et la richesse de certaines tombes, et d'autres où ces phénomènes s'évanouissent » (p. 125). Au début du IVème millénaire les tombeaux mégalithiques fastueux pour une élite disparaissent, au profit d'allées couvertes contenant des centaines de corps enterrés simplement. « Ce qui s'exprime dans les tombes se retrouve dans les habitats » (p. 126). Tout se passe, avec l'alternance des millénaires « comme si un pouvoir fort et centralisé ne pouvait parvenir à s'imposer durablement » (p. 126).
Pierre Clastres a théorisé le mouvement de la société contre l'État, « par des mécanismes de contrôle [qui] caractérisaient normalement les sociétés simples, pour empêcher toute montée du pouvoir coercitif » (p. 126). Ce qui peut laisser penser qu'il n'y a pas de mouvement de l'histoire de la société ou du groupe le plus simple vers la société la plus organisée, la plus complexe et la plus inégalitaire et ainsi « les sociétés les plus hiérachisées ne sont pas forcément les plus avancées vers le « progrès », mais celles au contraire où les mécanismes de contrôle du pouvoir ont, pour une raison ou une autre, cédé » (p. 127).
Jean-Pierre Demoule synthétise dans un sous-titre ce qu'il faut pour faire un État : « l'impôt, la violence, l'écriture et la monnaie ». C'est la professionnalisation : un clergé, qu'il faut entretenir ; des policiers pour la violence interne ; une armée pour la violence externe ; des fonctionnaire et une écriture pour percevoir l'impôt. L'écriture est apparue en Mésopotamie, des réseaux de transports ont été mis en place, des entrepôts ont été construits et « l'existence de tels lieux de stockage est pour l'archéologie l'un des signes les plus clairs d'une organisation étatique » (p. 129). Les particuliers remettaient une partie de leurs récoltes aux possédants (métayage) et, pour entretenir le clergé, payaient la dîme, « soit le dixième de chaque récolte » (p. 129). Puis, pour entretenir en particulier les armées, comme le montre David Graeber, des métaux initialement utilisés pour l'apparat et les temples, comme l'or, on été divisés en petits morceaux et ont constitué l'une des formes de la monnaie et on arrivera « assez naturellement au VIIème siècle avant notre ère, en Lydie sur l'actuelle côte turque de la mer Égée, aux premières monnaies frappées et écrites du monde ». La monnaie, contrairement à une idée répandue n'est pas issue des besoins du commerce et de l'échange mais bien des besoins de l'État, « car il faut une autorité étatique forte pour imposer une monnaie comme seul moyen de paiement, tout en garantissant sa valeur » (p. 130). L'ensemble des outils de domination sont désormais en place.
Alors, l'inégalité est consubstantielle de l'espèce humaine, de nos pulsions, des conditions de notre évolution parmi les grands singes ? Non, c'est « durant le Néolithique, au cours des millénaires zappés, avec l'accroissement continu de la population dû à une alimentation sécurisée et à la sédentarité, que sont apparues hiérarchies et inégalités sociales » (p. 133).
Qui a inventé la domination masculine ? - chapitre 9
Ce chapitre s'ouvre sur un exemple de société initiatique du peuple Baruya en Nouvelle-Guinée. « Ces initiations masculines, nous y reviendrons, ont pour propos de remédier à ce scandale : ce sont les femmes qui font les enfants et l'on ne peut se passer d'elles » (p. 172). Je dirais que toutes les sociétés initiatiques sont basées sur la volonté de corriger ce scandale, au profit des hommes, et qu'en initiant leurs membres, comme une nouvelle naissance au sein de leur société d'hommes, elles cherchent à transférer à l'homme, comme groupe organisé, la naissance sociale par l'initiation – c'est-à-dire le perfectionnement de l'esprit – suggérant que les femmes sont cantonnées à la chair, au matériel, au vil et que leur accouchement, malgré les douleurs, les difficultés et les risques, n'est somme toute qu'un banal « portage ». Ce qui nous ramène à un débat d'actualité, mais ce n'est pas le lieu de l'aborder ici.
Les grand mythes fondateurs de notre culture – il cite les Travaux et les Jours d'Hésiode et notamment Pandore ; Adam et Ève… font porter sur la femme les causes des malheurs des hommes. « D'un bout à l'autre de la planète, les choses sont claires : tout le mal vient des femmes, mais ce mal est indissociable du désir sexuel qu'elles inspirent aux hommes, finalement malgré eux » (p. 173). Pour Jean-Paul Demoule « la domination des hommes sur les femmes est sans doute la forme première de domination » et il pense que cela a peut-être « à voir avec la façon dont les sociétés humaines vivent la sexualité » (p. 174). Il en fait une hypothèse simple, les conséquences de la situation due à notre culture apparaissant comme les causes de la situation : « peinant à contrôler leurs propres pulsions, les hommes vont en rejeter la responsabilité sur les femmes et leur concupiscence prétendue. Elles seront rabaissées et culpabilisées, et une construction idéologique en apportera la justification – avec le consentement des intéressées » (p. 174). Je ne partage pas cette hypothèse, j'en ferai état dans un autre papier.
Au XIXème siècle certains savants, et plus particulièrement Johann Jakob Bachofen, auraient vu dans les premiers temps de l'humanité « la domination des femmes sous forme d'un matriarcat primitif » (p. 174). « La thèse de Bachofen reposait sur peu de chose » (p. 175), en fait quelques statuettes paléolithiques et une bonne connaissance de la mythologie grecque et du rôle des déesses de ce panthéon. Bachofen retrace ainsi « l'histoire de l'humanité, avec une sexualité bestiale et indifférenciée des débuts, puis un monde mis en ordre par les femmes, une gynécocratie, suivie néanmoins par une prise de pouvoir, jusqu'à présent définitive, par les hommes » (p. 174).
Si Bachofen est important, c'est qu'il a eu « une grande influence, d'une part sur les théories historiques marxistes originelles, d'autre part sur les mouvements féministes » (p. 175). Ainsi, « l'idée d'un matriarcat primitif des premiers temps de l'humanité, restera une référence obligatoire dans les anciens pays de l'Est jusqu'en 1990. Les mouvements féministes, du XIXe siècle à nos jours, seront l'autre courant intellectuel influencé par Bachofen » (p. 176). Or, parmi les quelque 10.000 sociétés recensées par les ethnologues « dans aucune les femmes n'ont le pouvoir politique, ou même un pouvoir comparable à celui des hommes » (p. 176). Concernant la préhistoire, « l'archéologie ne valide pas non plus l'hypothèse d'un matriarcat préhistorique » (p. 177).
Poursuivant son hypothèse de l'omniprésence de la sexualité dans les comportements humains, elle est étayée par des exemples d'objets paléolithiques, dont les représentations masculines ityphalliques mais aussi les causes connues par la littérature de la guerre de Troie (l'enlèvement d'Hélène), l'enlèvement des femmes lapithes par les centaures ou encore les débuts de l'histoire de Rome avec l'enlèvement des Sabines. Nous sommes ici face « à un point de vue essentiellement masculin, préoccupé par la compréhension et le contrôle de la sexualité féminine » (p. 178).
La théorie du matriarcat de Bachofen e été reprise par Marija Gimbutas, en se fondant sur l'abondance des statuettes féminines du Néolithique. « Elle prétend reconstituer tout un panthéon de déesses féminines sous l'égide d'une grande déesse-mère, dans une société néolithique européenne idéale, matriarcale, matrilinéaire et pacifique » (p. 179). Ce sont des guerriers indo-européens qui, au cours du IVe millénaire auraient « mis à bas toute la civilisation prospère, créative, féminine et pacifique de la « Old Europe » pour faire régner leur brutal ordre barbare et mâle, dont nous descendrions directement » (p. 180).
Ces hypothèses ont été critiquées. « L'idée d'une grande déesse-mère primordiale est un anachronisme, un retournement ou renversement simpliste des religions patriarcales que nous connaissons, qui supposent elles-mêmes des sociétés très hiérarchisées et étatisées, ce qui n'était nullement le cas de ces sociétés néolithiques » (p. 180). Et aucun déferlement n'est documenté par l'archéologie pour cette période.
Comme nous l'avons déjà vu, c'est vers -9000 qu'apparaissent les premières manifestations d'activités cérémonielles collectives, à Göbekli Tepe. « Or ces bâtiments sont nettement organisés autour du masculin » (p. 180). Les cultes avec des statuettes féminines sont des cultes domestiques, alors que les cultes masculins sont collectifs et publics. « On peut donc faire l'hypothèse qu'avec le développement de sociétés sédentaires de plus en plus nombreuses et d'activités cultuelles spécifiques se sont développées des idéologies liées au pouvoir masculin, explicites à l'échelle de toute la collectivité – tandis qu'au niveau domestique, familial, continuent d'être confectionnées les habituelles statuettes de femmes nues aux traits sexuels marqués » (p. 181) comme s'il y a avait à cette époque une séparation claire et stricte des rôle masculin et féminin, qui se sont poursuivis jusqu'à nous avec l'espace intérieur comme domaine féminin et l'espace extérieur comme domaine masculin.
Mais au VIIe millénaire les concentrations urbaines s'effondrent, « les grandes agglomérations disparaissent pour faire place à de bien plus modestes villages » et, pendant plus de deux mille ans, « ces villages ne construisent plus de bâtiments spécifiques liés à des activités cérémonielles, pas plus que l'on n'y trouve cette affirmation du principe mâle » (p. 182). On retrouve de nouveau les statuettes, principalement féminines, et « dans l'espace domestique de la maison ou ses alentours » (p. 182). C'est une période où les tombes ne manifestent pas de « différences de richesse visibles » entre les hommes et les femmes, seule une distinction de répartition sexuée des tâches apparaît dans les objets d'accompagnement des hommes et des femmes.
Au Ve millénaire, alors que se reforment des sociétés hiérarchiques, « les représentations féminines passent à l'arrière-plan » (p. 183), les grands espaces collectifs sont de retour et ce sont les représentations de « guerriers en armes, du pouvoir masculin, [qui] deviennent le thème privilégié des images publiques dans les sociétés européennes (et ailleurs), et le resteront jusqu'à nos jours » (p. 183).
Quand bien même l'image de la femme ne disparaît pas du panthéon, « c'est toujours Zeus qui décide en dernière analyse et a le dernier mot » (p. 184). Vers -3.500 le pouvoir mâle s'est définitivement imposé, et cela malgré que quelques reines puissantes accèdent au trône au Proche-Orient, comme la pharaonne Hatchepsout. « Néanmoins, elle n'a jamais régné seule, mais en « cohabitation » avec son beau-fils et neveu, Thoutmosis III, et ses représentations officielles la montrent en costume masculin avec une barbe postiche » (p. 184). Les femmes peuvent accéder au pouvoir, mais cela sera rare : Cléopâtre, Zénobie de Palmyre, Catherine de Médicis, Catherine de Russie…
« Ces quelques exemples sont suffisamment rares pour qu'ils signalent en négatif le faible rôle social que jouent ordinairement les femmes » (p. 185), même si nous avons des exemples récents de femmes puissantes.
« On objecte parfois que dans beaucoup de sociétés, méditerranéennes par exemple, si les hommes ont un pouvoir public et voyant, les femmes ont un pouvoir domestique sur la maisonnée, où elles régneraient en maîtresses – surtout si elles ont reçu la maison en dot. Elles possèdent certes un pouvoir technique et local, mais il ne va guère au-delà » (p. 185).
Reste à savoir quelle est la position de la domination de la femme dans l'ensemble des relations de domination. Cause ou conséquence ? « La domination des hommes sur les femmes est-elle l'origine de toute forme de domination ? Ou pour le dire autrement les rapports entre femmes et hommes sont-ils constitutifs des rapports sociaux en général, fondés sur une imbrication complexe et variable de coopération, de compétition et d'affrontement ? Il s'agit sans doute plus que d'un simple changement d'échelle. Mais du moins est-ce une sérieuse piste de réflexion pour chercher à élucider, sinon à résoudre, l'énigme de la domination » (p. 190).