La Rosière et la « pureté des filles »

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La perte du pucelage, un tableau de Paul Gauguin (1891), représente « une vierge saisie au cœur par le démon de la lubricité ». Notez au second plan la rumeur publique et la pression sociale qui observent la jeune femme.
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Voilà une information qui n'en aurait pas été une si nous n'étions la veille du 15 août. Toute la presse est allée dénicher cette petite bande d'une cinquantaine de puritains auxquels il semble que les femmes libres ne sont pas irréprochables. Que veulent-ils ? Remettre en place en 2019 la fête de La Rosière à Salency, dans l'Oise.
« Une fête ? » - direz-vous « ça ne fouette pas un chat ! ». Certes, mais celle-ci est un peu particulière. Elle vise à honorer la « vertu » d'une fille, laquelle peut être évaluée selon trois critères cumulatifs : le piété, la modestie et l'intouchabilité du minou, c'est-à-dire la virginité dont on jugera, à défaut de lui demander de l'ouvrir tout grand pour que la foule l'inspecte, par la rumeur publique. Ah ! la rumeur publique qui fait et défait des réputations, désigne les effarouchées et pointe les marie-salope. Dans ce cas particulier, la rumeur publique, n'est-ce pas se mettre à nu ? mais dans la cachette du tréfonds de l'esprit des juges, autoproclamés légitimes, à évaluer de l'intimité des jeunes femmes, et dont les entrelacs, les circonvolutions, les zones d'ombre, les mesquineries locales, les jalousies, les envies avouables et les autres… sont autant de poids d'un côté ou de l'autre de la balance.

Désigner les filles vertueuses, de 15 à 20 ans, c'est aussi, en creux, désigner toutes celles de ces classes d'âge qui ne le sont pas, en ne les sélectionnant pas. M'est avis qu'elles s'en tamponnent, mais le procédé agit comme une pression sociale que les jeunes auront à sentir dans le regard de gens qu'elles croisent tous les jours.

La fête en question a été abandonnée en 1987 paraît-il. L'année où aucune fille de 15 ans n'était plus ou assez pieuse, ou assez modeste ou suffisamment vierge ? 19 ans après mai-68, cela montre le temps qu'il faut pour qu'une révolution des mœurs fasse le chemin de la ville à la campagne. Et 32 ans plus tard, marche arrière toute.

Lorsqu'on parle de la « vertu » des femmes, je ne puis m'empêcher de penser à la signification de ce mot. Ah, oui, au fait, c'est quoi ce mot ? C'est un mot latin, virtus, dérivé de vir. Or vir est le mot qui, en latin, désigne l'être humain qui n'est justement pas une femme, l'homme. Et virtus désigne ce qui est propre à l'homme, la force (virile, donc).

Alors, la « vertu » des femmes serait leur capacité à être des hommes ou comme les hommes ? Que nenni ! Ce mot-là n'a été associé à la femme qu'au XVIème siècle (je dis ça de tête, je peux me tromper de plus ou moins un siècle) et pour désigner tout ce à quoi une femme doit se conformer et qu'on n'osera pas exiger d'un homme : douceur, patience, piété, virginité et fidélité conjugale. Ce mot-là désigne, au propre, la chemise de contention morale et sociale dont la femme doit être habillée. Enfin, dont elle doit être habillée dans cette conception de la femme, qu'il est recommandé de ne pas partager.

Cette obsession pour la virginité des femmes est ancienne, bien plus ancienne que les religions qui continuent de la promouvoir. Elle apparaît en même temps que le patriarcat, alors que le statut de la femme a changé et qu'elle disparaît de la vie civique. Elle s'inscrit, dans les civilisations dont nous sommes issus et jusqu'à très récemment en Europe, dans un double idéal de virilité masculine et de soumission féminine. Une civilisation, une culture, étudiée par Germaine Tillion. « De Gibraltar à Constantinople, sur la rive nord de la mer et sur la rive sud, chez le chrétien et chez le musulman, chez le citadin et chez le campagnard, chez le sédentaire et chez le nomade, c'est un fait qu'une susceptibiilité collective et individuelle exacerbée accompagne partout, aujourd'hui encore, un certain idéal de brutalité virile, dont le complément est une dramatisation de la vertu féminine.
Ils s'intègrent l'un et l'autre dans un orgueil familial qui s'abreuve de sang, et se projette hors de soi sur deux mythes : l'ascendance, la descendance. Tout cet attirail s'accompagne régulièrement de ce que l'on nomme, dans le jargon sociologique, endogamie ; elle peut aller jusqu'à l'inceste »1. L'inceste qui est matérialisé par la mariage entre cousins, voire dans certains cas particuliers, de la nièce avec son oncle paternel.

Virginité et fidélité conjugale de la femme peuvent être assortis d'un joli discours sur la beauté présumée de la situation, mais elles ont un revers qui est malheureusement toujours d'actuallité : le crime passionnel. Ce crime qui est atténué, dans la plupart des droits européens, par des « circonstances atténuantes », c'est-à-dire la reconnaissance du droit, pour un homme, de tuer sa femme. C'est pas bien, dit  la loi, mais c'est excusable, disent les circonstances atténuantes. Il était d'usage même que ce soit le frère aîné qui exécute sa sœur fautive2, « crime d'honneur, c'est-à-dire la jalousie incestueuse déguisée en défense de la famille », dit Dominique Fernandez3. Ce que Germaine Tillion identifie comme l'un des deux devoirs de l'homme méditerranéen, « laver dans le sang le moindre soupçon portant sur la vertu d'une femme de la famille »4.

On n'en est plus exactement à ce que Germaine Tillion a décrit, mais en grattant bien on découvrira de beaux restes. On ne rigole donc pas avec la virginité des filles. Derrière la fête de La Rosière il y a un passé et un passif d'oppression des femmes, il y a une idéologie de « pureté » qui les condamne, les atrophie, les soumet à des volontés qui ne sont pas les leurs et pour des motifs qui leur sont étrangers.

Il est regrettable qu'il existe des groupes qui rêvent encore à des « vertus » aussi aliénantes et dont l'histoire a montré et montre que les conséquences peuvent être dramatiques.


Notes

1Germaine Tillion, Le Harem et les cousins, page 67

2« « Dans toute la Méditerranée nord et sud, la virginité des filles est une affaire qui - fort étrangement - concerne d'abord leur frère, et plus que les autres frères, leur frère aîné », Germaine Tillion, page 113

3Cité par Germaine Tillion, page 114

4ibid, page 144
 

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