Les milliards de l'inégalité

654px-Hedge_funds_and_tax_haven-fr.svg.pngDans plusieurs billets de ce blog j'ai fait état d'études pointant les inégalités en France et dans le monde ainsi que de leurs conséquences y compris sur une partie de l'humanité à naître. Cette inégalité n'est pas un état de nature, mais une construction qui, dans le monde d'aujourd'hui, est patiemment entretenue et accrue par des règles imposées aux peuples par diverses formes de violences et d'outils de contrainte et de contention, qui, parfois au nom de la justice sociale et de l'ordre public assurent la répression nécessaire au maintien et au développement des politiques de spoliation des faibles et d'accroissement de la richesse et du pouvoir des nantis. Ainsi, comme nous le savons pertinemment, des outils de défiscalisation, de quadrillage du monde (comme les frontières), des lois sur la circulation des capitaux, des institutions bancaires tentaculaires et opaques sont mis en place pour que les fortunes les plus importantes de chaque pays puissent échapper à la redistribution, à la solidarité, au financement de la vie commune dans la société. Par contre, des outils de contrôle des revenus des petites gens assurent qu'aucun ou presque n'échappera aux taxes, cotisations, impôts, péages, frais et amendes qui iront financer l'ensemble des institutions publiques qui garantissent paix, tranquillité, options de fraude et opportunités d'enrichissement aux plus fortunés en organisant, par le pouvoir d'État, un monde à leur service.

 

Les 0,01% déclarent 6% de leurs revenus

Une fois tenu ce langage en bois dur, quelques exemples seraient les bienvenus. La presse de ces derniers jours n'en est pas avare.
Le journal Marianne du 13 septembre 2017 fait état d'une étude qui montre que l'évasion fiscale calculée par Bercy est massivement sous-estimée. Elle serait d'au moins 300 milliards d'euros. Près de la moitié de cette somme, soit 140 milliards d'euros, appartient aux 0,01% des plus riches contribuables français, c'est-à-dire 3.520 ménages. En fait, si on tient compte de ce que cette poignée de personnes cache dans des paradis fiscaux et autres astuces d'opacité financière, il convient de revoir à la hausse les inégalités de revenus, puisque le calcul se fait sur une déclaration fortement minorée. Les inégalités en France sont donc bien supérieures à celles indiquées dans l'étude de l'Observatoire des Inégalités, qui étaient déjà scandaleuses, ou celles sur les inégalités territoriales présentées dans l'article de The Conversation, dont les illustrations sont très parlantes et montrent qu'il existe une géographie sociale des inégalités.
Selon Marianne qui se réfère à un rapport de la Cour des Comptes, ces 3.520 foyers, qui fraudent massivement, auraient déclaré en 2011 un montant total de revenus de 9,1 milliards. Alors qu'ils en cachent 140 milliards. Concrètement, ils déclarent 6% de leurs revenus qui sont, en réalité de 140 + 9,1 = 149,1 milliards (à quelque chose près puisque ce sont des chiffres d'années différentes, mais restent éclairants). Calculez rapidement : si pour 9,1 milliards déclarés, ils payent 2 milliards d'impôts, combien paieraient-ils s'ils étaient imposés sur les 149,1 millilards ? Il y a de quoi relativiser les "necessaires" baisses des APL ou le besoin invraisemblable de taxer les vieux pour aider les jeunes ou les larmes de crocodile sur l'impôt sur la fortune qui les démoralisait tant. Cela montre en tout cas à quel point les discours sur le coût des aides aux plus faibles sont idéologiques avant d'être financiers, budgétaires ou mesures de justice sociale. Surtout lorsque l'étude montre clairement que les pays les plus lourdement imposés de la planète, les pays scandinaves, ont un taux de fraude fiscale relativement faible : « l’étude relève que des pays à forte imposition comme le Danemark et la Norvège ne voient que l’équivalent de 3% de leur PIB s'enfuir offshore… » - dit Marianne (alors que la fraude représente en France 7% du PIB).
Ce qui est vrai pour la France, à des niveaux plus ou moins importants, est vrai également pour le monde. Cette dissimulation de fortunes n'est pas prise en compte sur les études concernant les inégalités de revenus et par conséquent, il convient de penser que celles-ci sont massivement plus importantes que ce qui est officiellement établi ou divulgué par des études comme celle d'Oxfam
Ces situations sont connues de la part de nos dirigeants, ils n'ont pas découvert ce matin au réveil que la pluie mouille. Et pourtant, les réformes en cours au lieu de viser à accroître la justice sociale en diminuant les inégalités vont en réalité encore les renforcer. Ce renforcement n'est pas une erreur d'appréciation d'élus qui croient bien faire et se trompent : c'est, une fois de plus, un choix politique, le choix d'une politique qui écrase les faibles et soigne les forts. C'est en tout cas le sens de cette autre étude de l'OFCE citée par le magazine Capital, « Les 10% de Français les plus riches capteront 46% des baisses d'impôts », mais en corrigeant rapidement l'effet d'une loupe mal réglée : « L'OFCE révèle que c’est le dernier centile, 1% de la population soit les 280 000 ménages les plus riches, qui en bénéficie plus particulièrement. Les 9 autres pour cent étant proche du 2ème décile, un des grands perdants de cette politique en raison de son exclusion de l’exonération de la taxe d’habitation ». Mais les plus pauvres, on fait peut-être un effort de redistribution à leur égard ? « le dernier décile - les 10% les plus pauvres de la population - serait celui qui bénéficierait le moins (en compagnie du 2ème décile) de ces baisses d’impôts : leurs revenus n'augmenteraient que de 1%, soit moins que la moyenne nationale. Un faible gain annuel donc, s’élevant à 81 euros » - nous dit encore Capital

Comment cacher ce qui est connu ?

Parmi les milliards ainsi cachés, il y a une part de ceux qui proviennent des dividendes des actions des entreprises françaises. Qui sont connus. Enfin, je crois. Ils devraient être traçables, comme nos salaires et nos retraites. Enfin, j'imagine. 
Justement, les dividendes sont une affaire florissante : la hausse des bénéfices des entreprises du CAC 40, pour le seul 1er semestre 2017, est de 26,5%. Rassurez-vous, il n'y aura ni augmentation des salaires, ni augmentation du point d'indice de la fonction publique, ni augmentation des retraites cette année. Tout ça, c'est seulement pour les actionnaires. L'Humanité, qui révèle ces chiffres, nous dit que l'année record pour les bénéfices des entreprises du CAC 40 était 2007, ils ont alors frôlé 97 milliards. Avec 52 milliards sur ce premier semestre, on est bien parti pour battre le record de 2007 et connaître une nouvelle augmentation des bénéfices supérieure à 30% (32% en 2016). Et pourtant, on nous casse le Code du Travail, première pierre de la déconstruction de l'édifice de protection sociale hérité du CNR. Là aussi, si ce n'est pas justifié par une baisse de l'activité et des richesses produites, c'est un parti pris idéologique, un autre choix de société ou le choix d'une autre société que celle qui a été mise en place grâce aux luttes ouvrières depuis le XIXème siècle. 

Les politiques d'État ciblent leurs bénéficiaires

Ces politiques néolibérales initiées par Thatcher et Reagan se sont progressivment étendues au monde. Depuis les années 80 et 90 du siècle dernier les options libérales sont progressivement implantées, y compris dans les pays à très forte tradition sociale comme la France. Le constat est que, partout, les inégalités n'ont cessé de progresser. Avec un tel recul on ne peut plus penser que les prémisses de ces idéologies (rapidement résumées dans la prétendue puissance du marché à créer seul le meilleur équilibre) permettent d'améliorer la justice sociale, diminuer les inégalités et mieux redistribuer les richesses créées.
« La montée des inégalités depuis quelque 30 années, a fait que les inégalités qui étaient auparavant un sujet réservé aux chercheurs spécialisés en politique sociale sont maintenant devenus des sujets d’étude pour de nombreux économistes », selon ce que rapporte l'OFCE de l'analyse de Marcel Fratzcher lors d'une conférence sur la croissance et les inégalités dans l'Union Européenne. La période de temps mise en avant dans cette analyse correspond bien à celle de la mise en place des politiques néolibérales dans nos pays et cependant Marek Dobrowski conclut que « certains pays avancés ont réussi à stopper la croissance des inégalités internes, ce qui montre que les politiques nationales continuent à avoir de l’importance »
Dans son compte-rendu, l'OFCE note que Carlos Vacas-Soriano et Enrique Fernández-Macías « montrent que les inégalités de revenus diminuaient globalement dans l’UE avant 2008 puisque les nouveaux entrants rattrapaient les anciens membres. Depuis 2008, la Grande Récession a creusé les inégalités entre pays et à l’intérieur de nombreux pays. La croissance des inégalités internes provient surtout de la hausse du chômage ; elle frappe des pays traditionnellement égalitaristes (Allemagne, Suède, Danemark) ; elle est atténuée par la solidarité familiale et la protection sociale, dont les rôles sont cependant remis en cause ». À noter le rôle attribué à la protection sociale comme amortisseur lors des périodes difficiles pour les citoyens qui se trouveraient en situation d'exclusion sans cela. Or, c'est justement cette protection sociale, cette main-tendue de la société à ses membres pour les épauler dans les moments difficiles, que le néolibéralisme détruit partout, assimilant les cotisations de tous, qui financent ces organisations de solidarité,à des dettes pour les entreprisesen les appelant des « charges ».
D'autres conférenciers pointent différents aspects de l'impact des politiques publiques soit sur l'accroissement des inégalités soit sur leur réduction. Ainsi, un marché du travail plus régulé est à la fois facteur de moindre inégalité et de croissance économique alors que les mesures facilitatrices des licenciements créent un accroissement de la "non activité involontaire" (personnes souhaitant travailler mais ayant baissé les bras) génératrice de précarité, ainsi que le développement du travail au noir.

 


Articles de presse cités ou en rapport avec le sujet :
« Les 3.520 ménages les plus riches de France planquent… 140 milliards d'euros dans les paradis fiscaux ! »
« Patronat. Le CAC 40 en passe de battre tous les records de profits »
« La France inégale : écarts de revenus, fluctuations territoriales »
« La France inégale : 45 ans de migrations intérieures des classes sociales »
« Les 10% de Français les plus riches capteront 46% des baisses d'impôts »
« Croissance et inégalités dans l'Union européenne »

Petite illustration de l'idéologie inégalitaire avec le mépris qu'elle contient, dans Politis :
« Macron, c’est du brutal »


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Avertissement (ajout du 13/11/2017)
J'ai écrit ce billet en septembre 2017. Depuis lors a éclaté le « scandale » des Paradise papers, qui vient confirmer l'analyse.
Sur les Paradise papers, une recherche édifiante sur Qwant, cliquez ici.

fivestar: 
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