Quel est mon territoire ?

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«Périsse ma nation, pourvu que l'humanité triomphe!», dit Lamartine qui cite Barnave.1 L'opposition entre l'humanité et la nation a de quoi interpeller, comme si l'une, la nation, était la négation de l'autre, l'humanité. Car nous avons l'habitude de nous définir davantage par notre carte d'identité que par cette identité qui nous est, pourtant, commune à tous.

Au moment où la facétie de la pseudo-déclaration d'indépendance de la Catalogne2 déferle sur les médias, où bien des populismes et des nationalismes haussent le ton en Europe, où chacun se revendique propriétaire d'un bout de planète pour y mettre des limites et des gardes, décider qui en est et qui on en exclut, je me demande comment on a fini par accepter d'être confondus avec ces fictions que sont les peuples et les nations plutôt que de se reconnaître pour ce que l'on est vraiment et tous ensemble : des humains à la dérive sur un caillou dans l'univers. Situation suffisamment angoissante en elle-même pour qu'on soit enclins à se donner la main plutôt que le coup de poing.

Je ne puis m'empêcher de penser à tous ces peuples d'Afrique, comme les Hadzas3, par exemple, qui vivent quelque part depuis plusieurs dizaines de milliers d'années, ou qui y ont migré, ou qui ont nomadisé sur la totalité du continent. Ils ne se sont jamais sentis être de quelque part jusqu'à ce que, dans les dernières décennies, des structures qui n'ont jamais existé précédemment mais qui disposent d'une force de contrainte – armée, militarisée – viennent leur dire qu'ils vivent sur un territoire qui n'est pas le leur, qu'ils doivent rendre des comptes à telle entité, demander des autorisations, se limiter à tel territoire, ne pas chasser telle espèce, posséder une carte d'identité et bien d'autres absurdités incompatibles avec la totalité de leurs traditions, de leur mémoire, de leur culture. Aujourd'hui les Hadzas sont Tanzaniens sans l'avoir demandé. Mais comment l'État de Tanzanie s'est-il approprié, peut-il prétendre, avoir des droits sur les terres où les Hadzas menaient une vie d'abondance depuis des temps si reculés qu'aucune histoire ne peut en rendre compte ? Qui, pourquoi, comment, a inclus les Hadzas dans un espace désormais délimité et dénommé Tanzanie et, ce faisant, en fait des étrangers dans tous les autres espaces où, au cours des dernières dizaines de milliers d'années, ils pouvaient se rendre librement, ils pouvaient s'installer, chasser, échanger avec d'autres, prendre mari et femme ? Comment a-t-on pu diviser en petits morceaux ces espaces dans lesquels l'humanité s'est répandue, faisant fi de tous les obstacles naturels, jusqu'à remplir la totalité de la planète en partant, probablement, du sud de l'Afrique ou de quelque part ailleurs dans ce continent ?

Cette volonté appelée « indépendance » qui rend des personnes totalement dépendantes, totalement soumises à un territoire délimité et aux règles particulières qu'une poignée de gens fabriquent pour les y faire respecter, à quoi tient-elle ? Pourquoi s'identifier à tel bout de territoire plutôt qu'à tel autre ? Pour y être né ? Pour parler la même langue que le voisin de palier ? Pour avoir eu les mêmes jeux d'enfance ?

Les sociétés se sont organisées, au cours du temps, de manières diverses, mais on peut les diviser en deux grands groupes, au sein desquels une quantité de variantes sont observées. Il y a d'une part la plus générique, qui a été jusqu'à très récemment, la société exogame et d'autre part la plus conquérant, qui est la société endogame. Selon les formes que prend la société exogame, le rapport au territoire peut nous paraître curieux car pour nous, qui vivons dans une société endogame dont les origines remontent au Néolithique, le territoire est celui du clan paternel, en fait là où on est né.

Le territoire endogame

GuerrierGlauberg.pngC'est Germaine Tillion qui a mis en évidence cette organisation particulière du territoire délimité et défendu4, ce chez soi où tout étranger est malvenu, mal vu, mal accueilli au-delà d'un rituel de bon voisinage aux limites strictes5. Dans cette société patriarcale qui est apparue dans le Croissant fertile et s'est répandue en Eurasie et en Afrique du Nord pendant tout le Néolithique avant de poursuivre son expansion aux périodes plus récentes, le territoire est quelque chose que l'on défend, que l'on agrandit, que l'on délimite. C'est un « chez nous » où territoire et lignée se confondent, où le clan « sédentaire ou nomade,[…] occupe toujours un certain territoire, immense ou réduit, à l'intérieur duquel nul étranger ne peut revendiquer un droit quelconque, sinon celui de l'hospitalité ou de la violence »6

Ce territoire approprié, territoire forteresse mais aussi territoire prison, correspond à une structure familiale où le mariage se fait, préférentiellement sinon obligatoirement, à l'intérieur de la lignée paternelle, entre cousins germains. L'identification à la terre accompagne une identification au sang, l'étranger est celui qui souille l'une comme l'autre. Ce qui est en dehors – en dehors du clan comme en dehors du territoire – ce sont des adversaires, voire des ennemis. La Nation n'est jamais que l'élargissement de cette conception à une possession différente, la propriété féodale ou celle d'une famille régnante, terres et gens qui y habitent. La Nation prend un sens particulier lorsque, abolissant les monarchies, un État nouveau a besoin de nommer le territoire sur lequel il agit. Ce n'est plus un royaume, c'est une République et celle-ci fédère dans la Nation l'ensemble des habitants du territoire qui, quelles que soient leurs différences, deviennent une unité nationale. L'unité est l'expression de cette forme d'organisation où l'on reste entre soi et où, pour se reconnaître, il faut disposer de la référence commune.

Le territoire exogame

Ganditorul_de_la_hamangia.JPGLa situation est radicalement autre dans une société exogame où le droit, la filiation, passe par la mère et où le mariage est patrilocal, c'est-à-dire que la femme va vivre dans le village de son mari. Je laisse la parole à Bronislaw Malinowski7

« Ainsi les enfants grandissent-ils dans une communauté qui les considère comme des étrangers, puisque la loi ne leur reconnaît aucun droit à son sol et ne les oblige pas à partager la fierté que peut inspirer la gloire du village. C'est ailleurs que se trouvent leur foyer, le centre traditionnel de leur patriotisme local, leurs biens, tout ce qui est de nature à entretenir leur orgueil ancestral »8

Il convient ici de préciser que, dans ces sociétés, la figure tutélaire n'est pas le père mais l'oncle maternel. Ainsi, si les enfants sont des étrangers « légaux » à l'endroit où ils vivent, ils sont des étrangers « réels » à l'endroit où la filiation maternelle les rattache. On pourrait dire qu'ils ont des racines doubles, les affectives (ici) et les légales (là-bas, chez l'oncle) ou penser qu'ils ne peuvent pas se sentir réellement de quelque part. Dans ces civilisations, l'autre est toujours l'allié, allié réel ou potentiel car ou bien il s'agit du clan maternel, de son village, de son totem ou bien il s'agit de cet autre où il est possible de chercher époux ou épouse. Quand bien même on y imaginerait un concept de nation, celle-ci ne se superposerait pas à un territoire et le territoire ne comporterait pas les éléments d'identification constitutifs de la personnalité individuelle.

Deux organisations familiales, deux répartitions de l'espace

Il se trouve que dans l'exemple pris chez Malinowski nous sommes chez un peuple sédentaire, établi en villages, avec une organisation administrative. On pourrait penser que cette sédentarité crée une identification entre les personnes et les lieux, ce qui est probablement le cas, mais pas au point de pouvoir devenir un élément constitutif de la notion qui nous est familière d'une délimitation territoriale comprenant un peuple, une nation, un État. Ici, la moitié d'un village, au moins, est constituée d'étrangers – en réalité d'étrangères – et leurs enfants ne sont pas non plus des « locaux ». Chacun a comme référence de lignée, d'appartenance, de rattachement, un lieu différent, sinon un lieu par personne du moins beaucoup de lieux auxquels sont rattachées peu de personnes éparpillées dans de nombreux villages.

Autant l'organisation endogame est un lieu de protection par l'agressivité liée à la surveillance des frontières et à l'exclusion de l'étranger, autant l'organisation exogame organise la protection par les alliances, les échanges de personnes, l'imbrication, ou l'entrelacement, des intérêts de chacun avec une multitude d'autres répartis sur de vastes territoires.

Le système endogame décrit par Germaine Tillion – je rappelle que c'est celui qui fonde notre propre organisation sociale et territoriale – est explicitement un système d'entre soi, où le maître mot est l'autonomie (voire l'indépendance dans nos structures étatiques) qui implique la guerre pour la défense ou l'accroissement de son territoire et l'accumulation de ressources.

Le système décrit par Malinowski « a pour fonction essentielle […] d'empêcher la guerre entre les différentes communautés »9 et, loin de figer des espaces clairement attribués à telle ou telle entité, il répartit les identifications sur nombre de critères, dont l'espace n'est que l'un d'eux à titre individuel et non à titre collectif, sauf cas particulier de lieux à vocation symbolique qui disposent de leurs gardiens10mais dont le caractère symbolique les rend universels et la fonction du gardien ne se justifie qu'en tant qu'il est le guide des visiteurs et non le propriétaire des lieux.
 

En distinguant ceux qui sont de sa lignée (les veyola) et ceux qui n'en sont pas (les tomakava), le Trobriandais sépare clairement ce qui relève de l'identité de ce qui relève de l'affection. Ainsi, le territoire du clan est quelque chose envers quoi il y a des obligations mais pas d'attache affective. Par contre, le territoire du clan du père, dans lequel il a vécu son enfance et son adolescence, est celui envers lequel il a une attache affective qui n'est sanctionnée par aucune relation légale. C'est avec le père et sa famille qu'il a vécu, qu'il a créé des liens, c'est ce territoire qui porte ses souvenirs, ses amitiés et ses découvertes amoureuses. Mais le territoire où il a des droits, où il hérite, où il assume des responsabilités est un autre11.

 


Notes

1 « Je suis homme avant que d'être Français, Anglais ou Russe, et s'il y avait opposition entre l'intérêt étroit de nationalisme et l'immense intérêt du genre humain, je dirais comme Barnave ''Périsse ma nation, pourvu que l'humanité triomphe'' » (http://dicocitations.lemonde.fr/citations/citation-94064.php)

2 http://www.publico.es/politica/realmente-aprobo-parlament-viernes-independencia-catalunya.html

3 Voir la présentation en anglais, plus complète que la page française, de la Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Hadza_people

4 Voir mon billet De la dette à la guerre, http://brito.tv/content/de-la-dette-à-la-guerre où j'analyse notamment la notion d'autonomie (qu'on peut extrapoler à la situation espagnole où la totale autonomie exige l'indépendance).

5 Voir Le Harem et les Cousins, Germaine Tillion, éditions du Seuil, 1966

6 Le Harem et les Cousins, page 139

7 Les citations suivantes sont tirées de La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, de Bronislaw Malinowski, Petite Bibliothèque Payot, réédition de 2004

8 B. Malinowski, page 26

9 Essai sur le don, Marcel Mauss, page V de Introduction aux Argonautes de Michel Panoff. Ici il fait explicitement référence aux échanges kula mais ceux-ci sont une amplification au niveau d'un vaste territoire du système des alliances de la société exogame.

10 À noter que, dans ce système, les ressources elles-mêmes peuvent être plus certainement et plus durablement accrues par de bons échanges et de bonnes alliances que par la rapine.
11 « Or avec tous les gens de cette catégorie [tomakava], et plus particulièrement avec le père, il entretient des rapports personnels très étroits, mais que la loi et la morale ignorent totalement. Nous avons ainsi, d'un côté, la conscience de l'identité et de la parenté, associée à l'ambition et à la fierté sociales, mais aussi à la contrainte et à la prohibition sexuelle [les veyola] ; et d'un autre côté, dans les rapports avec le père et les parents de celui-ci, nous voyons régner une amitié naturelle et sans contrainte, ne comportant aucune restriction sexuelle, mais ces rapports n'impliquent ni identité personnelle ni liens traditionnels » (Malinowski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, page 64)

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