« Sois moins ! »

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La manière dont les individus se situent dans le monde et dans la société est façonnée par l’image de cette situation telle qu’elle est représentée dans l’inconscient collectif1. Cet inconscient collectif est lui-même formé de l’ensemble des non-dits, c'est-à-dire tout ce qui va de soi, tout ce qui n’a été ni réfléchi ni décidé par les individus actuellement vivants et qui ont hérité de l'état des choses, qu'ils ont véritablement « incorporé », de tout ce qui forme le lieu, l'espace, le groupe, la culture, l'environnement au sens de « tout ce qui est là » lors de la naissance et qui se transmet à chacun sans qu'aucune action volontaire ne soit faite en ce sens par personne.

Ainsi, aucun des individus aujourd’hui vivants n’a jamais ordonné – en ayant les moyens de se faire obéir par tous - qu’il appartenait à la femme de s’occuper de l'intérieur, c'est-à-dire du foyer. Pourtant, non seulement la femme en général s’occupe du foyer, mais chaque femme en particulier s’en occupe réellement.

De même qu'aucun homme vivant aujourd'hui n'a décidé que toutes les femmes du monde seraient les fées du logis, de même aucun chef d’entreprise actuel n’a décidé que toutes les femmes soient payées moins cher que les hommes qui font le même travail, en ayant les moyens d'imposer une telle situation à tout le monde. Pourtant, en moyenne, le salaire des femmes est inférieur à celui des hommes, aussi bien dans le privé que dans la fonction publique et cela malgré les mesures prises pour y remédier.

On peut de la même manière penser qu’aucun homme en particulier n’a jamais décidé, en ayant le pouvoir de l'imposer partout, à tous, tout le temps, qu’il y aurait une disproportion entre le nombre d’hommes et le nombre de femmes dans les structures publiques. Alors que les femmes en étaient exclues, pour des raisons rationalisées par le discours mais dont le fondement est dans la symbolique qui alloue rôle et places distinctes à chacun, on a débattu pour savoir si elles y avaient une place – et des hommes ont pris des décisions. Mais une fois la décision prise de ne plus faire de distinction de représentation entre les unes et les autres, et même d'obliger à une représentation identique, ce qu'on appelle la parité, ce n’est pas l’action volontaire de tel ou tel homme, de tel ou tel groupe d’hommes pour atteindre un objectif qui a créé, de facto, la sous-représentation féminine massive, même si la conservation des « avantages acquis » pèse lourdement dans la lenteur des évolutions et si les actions masculines individuelles pour avoir la meilleure place jouent leur rôle. Dans les arbitrages politiques, les femmes égales des hommes ont un poids inégal et moindre sur la prise de décision et se retrouvent à nouveau en situation inéquitable malgré la parité obligatoire, en se voyant attribuer, par exemple, les circonscriptions ingagnables par leur parti lors d'élections législatives. C'est ça l'égalité en droits – différente d'un état d'égalité – et c’est une constante que la femme soit plus petite, en position subalterne ou en position de sous-représentation à tous les niveaux, y compris lorsqu'elle mange moins ou mange les moins bons morceaux. Une constante, comme une force d’inertie.

Pour qu’elle soit si puissante elle ne peut pas être le simple fait de décisions individuelles ou collectives conscientes, même nombreuses, d'écartement des femmes. Il faut qu’elle soit, en plus, présente dans nos structures et donc qu’elle en soit constitutive : structures sociales, structures de pensée, structures culturelles, structures familiales, structures d’organisation, structures de convivialité, structures de travail, structures religieuses, structures mentales. « Sois moins » est un ordre social.

Les temps ancestraux

Aion_mosaic_Glyptothek_Munich_W504-500px.jpgPour qu’elle soit aussi tenace dans toutes les structures simultanément, il faut que tout ce qui « va sans dire » - et sans doute va ainsi parce que ce n’est justement pas dit – soit d’une grande ancienneté. La permanence, même sous forme corrompue, de rituels magico-religieux2, pour reprendre le vocabulaire abscons de Mircéa Éliade, vieux de plusieurs milliers d’années tendent à nous laisser penser qu’il faut interroger le passé le plus reculé pour comprendre les formes les plus modernes de ces « permanences », au premier rang desquelles la position et la situation de la femme, position et situation qui organisent et justifient la structure de notre société, les rites d'accouplement (notamment le mariage) et la manière de vivre ensemble des hommes et des femmes (principalement en structure nucléaire de couple reproducteur, théoriquement éternel) où l'homme reste le chef, la tête de l'édifice.

Aussi loin que l’on remonte, dans les témoignages historiques, cette situation de la femme a peu varié. Il y a eu des lieux ou des périodes plus heureux que d’autres, mais un peu partout, et pour les temps qui nous livrent un témoignage, la femme a été un « sous-homme ». Même en Égypte, qui a eu, pour la femme, la chance d’inverser le sexe du ciel et celui de la Terre par rapport à nous et de se trouver dans une situation particulière où le Nil était le dispensateur de fertilité, sur le plan du droit, « la femme égyptienne n’échappe pas à la tutelle masculine »3 nous dit Monique Piettre dans son livre « La condition féminine ». Elle bénéficie néanmoins d’une situation enviable par rapport aux femmes des autres civilisations aux mêmes époques puisqu'elle accède naturellement aux responsabilités, dont la responsabilité suprême.

D’une manière générale, les religions et les conceptions mystiques du monde, les cosmogonies, ont déterminé la situation de l'homme et de la femme, justifié pour chacun et chacune statut, places et rôles. En effet, jusqu’à une période très récente – et cela reste encore largement vrai – tout l’ordre social, la position et le devenir des individus, leur rôle et leur raison d’être étaient définis par une vision sacrée du monde et par la description du monde sacré.

La femme y occupait la place réservée à la femme dans ce sacré modèle : la seconde.

L’art paléolithique nous a laissé un très grand nombre de statuettes féminines, bien en chair, dont le fessier, les seins et le buste sont souvent disproportionnés. Ces statuettes sont souvent réduites à ces trois éléments, parfois elles n’ont pas même de tête. Les gravures rupestres les plus anciennes – et plusieurs milliers d'années durant - valorisent la femme, de la manière la plus explicite, par des dessins vulvaires4 comme le montre Emmanuel Anati5.

On a pensé que ces statuettes représentaient un culte « domestique » à la Terre-Mère, à la source de toute vie, à la fécondité par une assimilation de la femme et de la Terre. Comme le dit Monique Piettre « nous soupçonnons seulement que l’assimilation de la Terre à la femme se perd dans la nuit des âges »6.

Les témoignages historiques les plus anciens pourraient nous laisser supposer que la situation de la femme dans un lointain passé était assez différente de celle que nous connaissons. Même si les indo-européens avaient déjà une structure patriarcale au IIe millénaire a.C., les poèmes homériques laissent entrevoir le rôle de la femme dans la civilisation mycénienne, c'est-à-dire sous l’influence de la civilisation crétoise. Monique Piettre la résume ainsi : « au sein de cette société la femme a sa place ; elle y reçoit honneur et autorité. Les figures inoubliables qu’évoquent l’Iliade et l’Odyssée – celles d’Andromaque, de Pénélope, ces touchantes épouses, celles de la fière et gracieuse Nausicaa, d’Arété, la noble reine des Phéaciens, attestent un rôle et une liberté que la femme grecque ne recouvrera pas de longue date. Les demeures, ces palais fortifiés qui font penser aux châteaux du Moyen-Âge, comportent une grande pièce appelée mégaron.(…) C’est là que se tient la reine Arêté pour présider avec son époux l’assemblée des notables (et c’est à elle et non au roi que l’hôte inconnu qu’est Ulysse adresse sa supplique) ; c’est là qu’Hélène – l’Hélène assagie de l’Odyssée – vient rejoindre sans façon son époux discourant avec Télémaque. »7

Et Monique Piettre montre les liaisons de cette époque avec un matriarcat probablement encore assez proche : « Ainsi Diomède, Hippolyte, Oreste, ont été élevés par leur oncle maternel. Ulysse a reçu son nom de son grand-père maternel. La succession par les gendres est un thème fréquent. Si Pénélope est assaillie de prétendants, c’est que le royaume d’Ithaque n’échoit pas à Télémaque, le fils d’Ulysse, mais reviendra à l’époux de la reine … La filiation matrilinéaire est encore attestée à l’époque historique chez les Lyciens et les Locriens … ».

On peut supposer que les cultes d’une Grande Déesse, de la Terre-Mère, ont correspondu avec un statut de la femme sans dévalorisation8. Néanmoins, il ne faut pas négliger le fait que, pour les civilisations archaïques, la conformité au modèle hiérophanique est essentiel. Ce modèle ne guide pas seulement la position des êtres, il règle aussi la répartition des tâches. Il ne fait aucun doute que hommes et femmes avaient des interventions différentes dans la société, interventions réglées par les répartitions des rôles attribués respectivement aux forces naturelles ou surnaturelles dans les différentes cosmogonies.

Tout au moins peut-on penser, comme semblent le suggérer les images crétoises, qu’il fut une époque des civilisations, l’époque des Grandes Déesses et des cultes de la Terre-Mère où la femme a joui d’une situation de non subordination à l’homme et que l'omniprésence de la femme dans la statuaire des époques précédentes manifeste l'importance qu'elle avait. À l'âge du bronze, la statuaire devient masculine avec l'apparition de la figure du guerrier9.

Pasteurs et agriculteurs

Scultura_nuragica.jpgLe code d’Hammourabi, à Babylone, au début du IIe millénaire a.C. s’attache à limiter les abus des maris vis-à-vis de leurs femmes. Il dit notamment « si une femme est stérile, le mari peut ne pas la répudier, il prendra une autre épouse mais gardera la première ». Je vous laisse méditer la violence qui est derrière cette phrase.10

Cette règle d'Hammourabi semble s'opposer à la situation de la femme telle que nous la fait percevoir la description mycénienne.

En fait, l’agriculture, le pastoralisme, l'émergence de la ville, sont sans doute à l’origine d’une cosmogonie nouvelle.

Alors que jusque-là la Terre nourrissait abondamment ses enfants et apparaissait donc comme la dispensatrice de tout le bien, l’agriculture a fait apparaître clairement qu'après l'intervention de l'homme la génération n’était pas spontanée, que la Terre seule n’apportait pas tout le bien que l’on croyait, il s’en fallait de beaucoup. David Graeber montre comment, à Sumer, l'agriculteur est amené à emprunter, à s'endetter et à mettre en gage sa famille qui peut, en cas d'impossibilité de régler sa dette, devenir esclave du créancier11.

Dans cette situation, une nouvelle réflexion est sans doute venue modifier des croyances plus anciennes en en renforçant certains aspects.

Les déesses étaient nombreuses dans le bassin méditerranéen et portaient déjà une double valeur à la fin de la période préhistorique.

« Parmi les noms de grandes déesses, les plus connus sont Ardvî et Anâhita en Iran, Ishtar à Babylone, ’Atar’ate en Syrie, Astarté en Phénicie, Tanit à Carthage, Déméter et Aphrodite en Grèce, Cybèle en Asie Mineure. Toutes ces déesses présentent une structure analogue. Elles expriment la sacralité de la vie et le mystère de la fertilité, mais aussi le caprice et la cruauté. D’un côté, elles prodiguent la vie, la force et la fécondité ; à l’opposé, elles apportent la guerre ou les épidémies. Presque toutes sont des déesses de la vie, de la fertilité et de la mort tout ensemble. En un certain sens, on peut déchiffrer dans leur personnalité la valorisation religieuse de la vie cosmique, avec tous ses mystères et toutes ses contradictions. »12 - dit l'encyclopédie Universalis.

Les humains avaient eu l’occasion d’observer depuis longtemps que la Terre reprenait aussi la vie qu’elle avait prodiguée : maladies, accidents, sécheresses, inondations… La période glaciaire, qui ne s’est terminée que voici 12.000 ans, c'est-à-dire juste avant la dernière invention de l’agriculture, par sa rudesse même et peut-être par les dégâts causés par le dégel des masses d’eau des immenses glaciers qui recouvraient le continent, cette période a probablement donné à penser que la Terre pouvait être cruelle pour ses enfants.

Voilà que l’agriculture et l'élevage permettent de découvrir bien d’autres facettes de la Terre. En particulier, son aridité si elle n’est pas arrosée, si la graine n’y est pas déposée. La Terre seule ne donne pas la vie : il faut que le Ciel lui envoie la pluie et la chaleur. Il lui faut un fécondateur. Nous sommes dans un renversement total de paradigme où la vie n'émane plus de la femme mais de sa nécessaire fécondation donnant le sentiment que c'est en fait l'homme qui permet, et contrôle, l'émergence de la vie dans la femme. L'humanité, qui ne voit alors que la surface de la Terre, et ne sait pas que d'autres conditions permettent la vie, crée sa symbolique et la cohérence de sa pensée à partir de ce qu'elle expérimente. Nos nouvelles connaissances devraient nous conduire à faire évoluer ces constructions symboliques.

Il y a concomitance entre l’agriculture, le pastoralisme, la ville et les sociétés hiérachisées avec les cultes des dieux ouraniens (dieux du ciel). Les déesses-mères ont longtemps accompagné l’agriculture, mais elles ont été progressivement ramenées au second plan au profit de ceux-là. Les dieux ouraniens vont prendre plusieurs caractéristiques, dont celle de contrôler les saisons. Dès lors ils « amènent la pluie et comme tels sont des divinités de la fertilité »13.

Les Grandes Déesses sont en concurrence avec de nouveaux venus qui vont prendre une importance capitale et vont s'imposer avec les civilisations de l'âge du fer14.

Le poème d’Hésiode, Les travaux et les jours15, résume toute une théogonie qui va durablement influencer la civilisation grecque et est une pièce de premier choix pour voir cette évolution. Il comporte manifestement plusieurs « strates » de croyances où l’on voit bien dans un premier temps le rôle essentiel dévolu à Gaïa – donc la Terre-Mère – , voire même à Chaos dont les fonctions humides pourraient en faire une divinité féminine. Mais c’est déjà fini, les ouraniens (et ici les fils d’Ouranos ou Varuna) ont pris la première place. Les descriptions de la femme que fait Hésiode sont des morceaux d’anthologie, sa déesse Pandore - dont le nom, pourtant, signifie « tous les dons de la terre »16 - résume à elle seule tout le drame féminin jusqu’à nos jours. « Toutes les souffrances qu’endurent les hommes de fer – fatigues, misères, maladies, angoisses, Hésiode en a indiqué clairement l’origine : Pandora. Si la femme n’avait pas soulevé le couvercle de la jarre où étaient enfermés les maux, les hommes auraient continué à vivre, comme auparavant « à l’abri des souffrances, du labeur pénible, des maladies douloureuses qui apportent le trépas » »17 explique Jean-Pierre Vernant. Je vous laisse faire le parallèle avec des conceptions orientales, comme le mythe d'Adam et Ève.

La femme sera systématiquement diminuée, à partir de là, dans le monde occidental, plus particulièrement à Athènes. Si, sous les coups de butoir des femmes ioniennes18, en particulier Aspasie, d’une part, de la philosophie d’Anthistène et des Cyniques d’autre part et enfin de l’influence libératrice due à la position de la femme égyptienne, la période hellénistique a permis à la femme grecque et à la femme romaine (dans une moindre mesure) de reprendre des rôles non dévalorisés dans la société, jusqu’au XXe siècle rien de significatif ne s’est passé. Le christianisme, religion triplement mâle (le Père, le Fils et le Saint-Esprit), n’a réservé à la femme qu’un rôle de « photocopieuse », un rôle de reproduction - et encore, dernièrement, sous réserve de ne pas s'encombrer avec le plaisir et même d'en avoir honte.

Jusqu’à la Renaissance, l’influence d’Aristote a été prédominante, or il pensait, dit Monique Piettre, que la femme était une « déficience de la nature »19. Et il insistait :  « L’homme est ordonné pour l’œuvre la plus noble, celle de l’intelligence, tandis que la femme est ordonnée en vue de la génération »20.

À la Renaissance la situation de la femme de condition s’est améliorée. Mais la redécouverte de Platon n’a pas aidé à en valoriser le rôle. « Platon explique la formation du sexe féminin par la transmutation, à l’occasion d’une deuxième naissance, des mâles « couards » et ayant mal « vécu », et ainsi de suite pour les oiseaux, les animaux terrestres, les bêtes sauvages, les reptiles, les poissons et les mollusques : « Et c’est ainsi qu’en ce temps-là, et aujourd’hui encore, les êtres vivants se transmuent les uns dans les autres et se métamorphosent, suivant qu’ils gagnent ou perdent en intelligence ou en stupidité »21 nous dit Pierre Vidal-Naquet.

Et maintenant ?

J’ai essayé de montrer l’importance des éléments inconscients, non exprimés, inscrits dans la structure de notre monde, qui conditionnent de fait la situation de la femme telle que nous la connaissons. Quoi que l’on fasse, les modifications ne sont rapides que dans le sens d’une plus grande soumission, une plus grande dévalorisation de la femme, parce que c’est celle-là la situation qui profite du sens de la pente. Toutes les tentatives pour modifier, en l'améliorant, la condition de la femme se heurtent à une inertie qui rend difficiles les évolutions positives, c'est-à-dire un changement dans l’ordre des choses car de la situation de la femme dépend toute la structure sociale, à commencer par la structure familiale. Imaginez un changement de structure de la famille dans un monde où le parc de logements est conçu pour le modèle d'organisation nucléaire patriarcal, où chaque couple est un l'îlot nécessaire à l'identification de l'appartenance des enfants au père22.

Néanmoins, dans le monde occidental en général, l’évolution au cours du dernier siècle, en particulier à la suite des deux guerres mondiales, n’est pas négligeable, au prix d'une subordination de la femme au salariat qui l'élève au niveau d'exploitation de l'homme. Mais ce minimum n'est pas garanti. Les discours du retour de bâton rôdent, les réactionnaires guettent23. Ce qu’il est convenu d’appeler la « libération » de la femme – vocabulaire emprunté à la guerre froide et aux mouvements de décolonisation – accompagne deux autres évolutions significatives : d’une part l’élargissement des frontières du monde et d’autre part l'émergence du discours écologiste, qui est une expression attentionnée envers la nature.

Earth-Erde.jpgL’élargissement des frontières du monde semble avoir toujours été favorable à l’amélioration de la situation sociale, économique et morale de la femme. Si nous revenons à la Grèce, nous voyons dans les poèmes homériques, qui parlent d’une période d’élargissement de l’horizon des tribus achéennes qui ont envahi le territoire des Pélages, que la femme bénéficie d’une situation valorisante par comparaison avec ce qui suivra. Le repli de la civilisation grecque sur elle-même, société dominante par la pensée, fut une période néfaste pour la femme qui a pris fin à l’époque hellénistique, époque d'élargissement des frontières, où la femme a repris un rang.24

Soumise au joug romain, soumise au père, au mari ou au frère, la femme est de nouveau devenue dans tout l’occident soumise à l’homme – y compris chez les Celtes ou les Ibères qui pourtant étonnaient leurs contemporains par le rôle que les femmes jouaient chez eux25 comme en témoignent Tacite et Plutarque. À la Renaissance, période où le monde occidental s’est doublement agrandi, tant par la redécouverte de son passé que par la découverte de son étendue grâce à la première mondialisation portée par les découvertes portugaises, dans les discours, chez les élites, la situation de la femme change à nouveau. En Italie les universités acceptent les femmes. Mais ça concerne peu de femmes et ça ne va pas durer.

Aujourd’hui, les mondes clos éclatent. On peut regretter la mondialisation pour les aberrations économiques et les destructions naturelles, culturelles et humaines qu’elle comporte. Mais il faut reconnaître que le développement des échanges, la création de grands espaces de circulation comme l’Europe, le brassage des idées va de pair avec des « droits » nouveaux, situation nouvelle, pour les femmes. Droits nouveaux, mais pas une situation fondamentalement différente. Un droit n'est pas un état, c'est une virtualité. On peut craindre que les réactions de ceux pour qui cela représente malgré tout la perte des repères et des traditions soient d'autant plus excessives.26

En France, une loi comme la parité crée une « obligation d'usage » des droits civiques. Mais comme toute loi, elle est faite pour être contournée, la parité en droit est loin d'être une parité en fait. L'égalité reste une parole verbale !

Quant à l'émergence d'une conscience écologique, est-elle seulement une idée politique parmi d’autres, un nouveau « créneau » à occuper dans l’espace du discours de la cité ? Ou l’un de ces renversements dont le monde des idées est si friand. Pour la première fois depuis très longtemps on regarde à nouveau la Terre - chez nous - comme un être vivant, comme un être qu’il convient de chérir. C’est Lovelock qui donne la désormais nécessaire légitimité scientifique avec son hypothèse « Gaïa »27. Le fait qu’il ait choisi le nom de la Déesse Terre n’est pas anodin. L’écologie ne serait-elle pas, drapée dans la modernité, une forme de résurgence de ce culte ancien qui redonnerait à la femme, par assimilation à la planète, la possibilité d'une symbolique positive ?

En tout cas, sachant que les symboles et leurs analogies sont essentiels pour parler à l’inconscient collectif et de ce fait pour l’influencer, l’écologie – comme culte laïque de la Terre-Mère sous le vocabulaire de notre époque - en redonnant à la nature le statut de sujet qu'elle avait perdu au profit d'un statut d'objet librement exploitable par l'homme - peut contribuer à réintégrer dans les actes quotidiens des éléments symboliquement féminins. En tempérant par l'action politique les violences contre la nature perpétrées par nos civilisations « ouraniennes » - violences décrites et mesurées par l'observation scientifique – ce combat remet la nature, la Terre, comme valeur majeure et entité vivante. Elle évolue ainsi du statut d'objet subordonné et abusé sans crainte et sans limites vers celui de sujet respecté, ou tout au moins à respecter. Il ne manque qu'à lui reconnaître celui de sujet agissant. Cependant, comme les évolutions archétypales se font sur le long terme, se contenter d'attendre le renversement du paradigme, pour que la femme reprenne une place naturellement égale dans la communauté humaine, pourrait être un peu long. Un travail intense et volontaire de déconstruction des dogmes, des mythes et des symboles qui appuient, induisent et justifient cet ordre des choses qui chosifie la femme devrait, à mon sens, avancer bon train.

Je ne sais pas si c'est juste un de ces hasards où les chiffres aiment se lover, mais la différence de taille entre les femmes et les hommes est la même que celle constatée au XIXe siècle en Angleterre entre les hommes aristocrates et les hommes ouvriers : 15 cm de moins.28 Comme si 15 cm était l'écart distinctif entre la soumission et la domination.


Le billet « De la dette à la guerre » est un complément de celui-ci qui apporte un autre éclairage sur l'émergence du patriarcat, il pourrait aussi vous intéresser.

Notes

1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Inconscient_collectif mais aussi la « personnalité de base » de Kardiner.

2 Voir à ce sujet l'œuvre de Mircea Éliade

3 La condition féminine, Monique A. Piettre, page 55, Editions France Empire, 1974

4 Voir Les origines de l'art, Emmanuel Anati, Fayard

5 Cependant Françoise Héritier pense que la différence physique entre femmes et hommes n'est pas naturelle mais construite, en particulier du fait d'un moindre accès des femmes à une nourriture de qualité. « Cette 'pression de sélection' qui dure vraisemblablement depuis l'apparition de Néandertal, il y a 750 000 ans, a entraîné des transformations physiques. A découlé de cela le fait de privilégier les hommes grands et les femmes petites pour arriver à des écarts de taille et de corpulence (...) », Libération, 10/4/2007, supplément Femmes et Pouvoir, page S6

6 op. cit. , page 16

7 op. cit. page 77

8 Il s'agit là de cultes du Néolithique, on ne sait pas s'il y avait au Paléolithique des notions de ce type. Or, c'est au Néolithique que le patriarcat va voir le jour et la situation de la femme se dégrader. Voir à ce sujet le livre de Germaine Tillion, Le Harem et les cousins.

9 L'Âge du Bronze est le moment où la guerre apparaît dans les comportements humains, voir Marylène Patou-Mathis, Histoire de la violence et de la guerre.

10 Françoise Héritier met en avant la permanence d'un droit de choix des hommes sur les femmes, comme un contrat entre hommes. « Cette forme de contrat entre hommes, l’expérience ethnologique nous la montre partout à l’œuvre. Sous toutes les latitudes, dans des groupes très différents les uns des autres, nous voyons des hommes qui échangent des femmes, et non l’inverse. Nous ne voyons jamais des femmes qui échangent des hommes, ni non plus des groupes mixtes, hommes et femmes, qui échangent entre eux des hommes et des femmes. Non, seuls, les hommes ont ce droit, et ils l’ont partout. C’est ce qui me fait dire que la valence différentielle des sexes existait déjà dès le paléolithique, dès les débuts de l’humanité », La plus belle histoire des femmes, p. 24

11 David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire.

12 Encyclopédie Universalis, article « Dieux et déesses », 1997. À noter que la notion de guerre ne peut être associée aux déesses que si la guerre existe, or il est bien établi qu'elle apparaît à l'Âge du Bronze en tant que telle (elle est sans rapport avec les escarmouches ou les actes de violences entre personnes dont on a quelques traces dès le début du Néolithique). Cette fonction « guerrière » des déesses ne peut donc être qu'un ajout de cette période.

13 ibid

14 L'âge du fer marque ce tournant décisif des grandes philosophies qui dominent encore notre monde : Confucius, Lao Tseu, Socrate. « L'âge du fer débute vers 1100 av. J.-C. dans le monde méditerranéen, vers 800 à 700 av. J.-C. dans le nord de l'Europe1 et vers 500  en Afrique. » (Wikipedia).

15 poème de la fin du viiie siècle a.C.

16 La Grèce ancienne t. I, article Le mythe hésiodique des races de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, p. 57

17 ibid, pages 34-35. Extrait plus complet : « (…) Les thèmes de Prométhée et de Pandora forment les deux volets d’une seule et même histoire : celle de la misère de l’homme de l’âge de fer. La nécessité de peiner sur la terre pour trouver sa nourriture, c’est aussi pour l’homme celle d’engendrer dans et par la femme, de naître et de mourir, d’avoir chaque jour à la fois angoisse et espoir d’un lendemain incertain.  La race de fer connaît une existence ambiguë et ambivalente. Zeus a voulu que, pour elle, le bien et le mal ne soient pas seulement mêlés mais solidaires, indissociables. C’est pourquoi l’homme chérit cette vie de malheur comme il entoure d’amour Pandora, « mal aimable » que l’ironie des dieux s’est plu à lui offrir. Toutes les souffrances qu’endurent les hommes de fer – fatigues, misères, maladies, angoisses -, Hésiode en a indiqué clairement l’origine : Pandora. Si la femme n’avait pas soulevé le couvercle de la jarre où étaient enfermés les maux, les hommes auraient continué à vivre comme auparavant, « à l’abri des souffrances, du labeur pénible, des maladies douloureuses qui apportent le trépas ». Mais les maux se sont dispersés à travers le monde ; cependant l’espoir subsiste, car la vie n’est pas toute sombre et les hommes trouvent encore des biens mêlés aux maux. De cette vie mélangée, contrastée, Pandora apparaît comme le symbole et l’expression. , la définit Hésiode, « un beau mal, mais revers d’un bien » ; terrible fléau installé au milieu des mortels, mais aussi merveille (thauma) parée par les dieux d’attraits et de grâce – race maudite que l’homme ne peut supporter, mais dont il ne peut non plus se passer – contraire de l’homme et sa compagne.

Sous son double aspect de femme et de terre, Pandora représente la fonction de fécondité, telle qu’elle se manifeste à l’âge de fer dans la production de la nourriture et dans la reproduction de la vie. Ce n’est plus cette abondance spontanée qui, à l’âge d’or, faisait jaillir du sol, par la seule vertu de la souveraineté juste, sans intervention étrangère, les êtres vivants et leurs nourritures : c’est l’homme désormais qui dépose sa vie au sein de la femme, comme c’est l’agriculteur, peinant sur la terre, qui fait germer en elle les céréales. Toute richesse acquise doit être payée par un effort en contrepartie dépensé. Pour la race de fer, la terre et la femme sont en même temps principes de fécondité et puissances de destruction ; elles épuisent l’énergie du mâle, dilapidant ses efforts, le « desséchant sans torche, si vigoureux qu’il soit », le livrant à la vieillesse et à la mort, en « engrangeant dans leur ventre » le fruit de ses peines ».

18 Monique Piettre, op. cit, p. 91 : « Aspasie se souciait de la condition de la femme (des traits rapportés par Xénophon en témoignent). Nul doute qu’elle n’ait ébranlé les consciences et fait éclore le premier féminisme qu’enregistre l’histoire ». 

19 cité par Monique Piettre, page 190

20 ibid, ce qui justifie le célibat des prêtres, qui ne doivent pas céder aux tentations de la chair, ce monde matériel indigne de ceux qui se vouent tout entiers aux merveilles de l'esprit.

21 La Grèce ancienne, t. III, Seuil, Essais – article de Pierre Vidal-Naquet Bêtes, hommes et dieux chez les Grecs

22 Les tests ADN et l'évolution qui considère qu'être « père » est une donnée biologique modifient la nécessité de cet univers claustrant pour la femme, claustration auparavant nécessaire pour garantir la « fidélité » féminine en l'éloignant des sources tentatrices qui sont forcément à l'extérieur des murs. Mais la paternité biologique, si elle rejoint le fantasme de la république des cousins de Germaine Tillion ne manque pas de poser d'autres problèmes de relations affectives qui étaient la paternité véritable, comme le décrit si bien Bronislaw Malinowski pour les pères dans la société trobriandaise.

23 La manif pour tous qui a accompagné les débats parlementaires lors de la discussion de la loi Taubira sur le mariage pour tous montre la prégnance des conceptions patriarcales de la famille dans une frange importante de la population et les incidents racistes qui les ont émaillées sont caractéristiques de la prévalence dans ces populations d'idéologies de différenciations au sein de l'humanité.

24 Germaine Tillion, dans son ouvrage de 1966 Le harem et les cousins parle de « dégradation de la condition de la femme » dans le pourtour méditerranéen. Alors que Lévy-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté montre les deux règles d'organisation que sont l'interdiction de l'inceste et l'exogamie, celle-ci donnant à la femme un rôle valorisant puisqu'elle est la garante de la paix et de la coopération, Germaine Tillion constate que dans le monde méditerranéen l'endogamie prévaut. Comme l'inceste est interdit, l'homme épouse la femme la plus proche de sa sœur, donc sa cousine par la filiation paternelle (la fille du frère du père), dite « épouse préférentielle ». Le groupe se referme sur lui-même et parallèlement la notion d'honneur empruntée au gerruer devient la pureté du groupe et la femme est la gardienne de cet honneur. Ainsi la virginité est essentielle et la femme doit être surveillée pour ne pas « fauter » et ne pas salir le sang du groupe. À notre époque la sédentarisation et l'urbanisation accroissent l'endogamie, sous de nouvelles formes. À noter que dans la Bible, lorsqu'Abraham cherche épouse pour son fils Isaac, c'est la fille de son frère Betouel, Rébecca, que son serviteur va chercher. Isaac prend pour épouse sa cousine patrilinéaire.

25 Monique Piettre, page 150 : « (…) les observations de l’historien latin Tacite : « Les Celtes ne font aucune discrimination entre les sexes pour l’attribution du commandement ». Et encore « Les Bretons ont coutume de faire la guerre sous la conduite des femmes. » Plus intéressant peut-être – parce qu’il émane des régions méridionales et non plus bretonnes – est un fait mentionné par Plutarque : en 218 av. J.C., au début de la seconde guerre punique, un traité fut conclu entre Hannibal et les populations du Roussillon, dans lequel il était stipulé qu’en cas de difficultés survenant entre les armées carthaginoises et la population locale, il appartiendrait au conseil des femmes de trancher le différend. Nous ignorons tout de ce conseil des femmes. Mais nous savons que, de l’autre côté des Pyrénées, chez les Astures, les Cantabres et autres peuples du Nord de l’Espagne, le rôle de la femme dans la vie publique a été prépondérant jusqu’au Ier siècle avant J.C.. On a même parlé à ce propos de gynécocratie »

26  « Au terme de mon parcours je me rends compte combien l'homme est fragile et malléable. Rien n'est jamais acquis. Notre devoir de vigilance doit être absolu. Le mal peut revenir à tout moment, il couve partout et nous devons agir au moment où il est encore temps d'empêcher le pire », Germaine Tillion, Ne pas tourner le dos, Le Nouvel Observateur, 31 mai 2007

27 Théorie développée par Lovelock et Margulis en 1974 et dans les années suivantes, c'est-à-dire aussi au moment le plus fort des luttes féminines, féministes.

28 Documentaire Arte, Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ?, https://www.youtube.com/watch?v=ZU_ortjatyc. Ceci dit, le combat politique reste indispensable et de premier plan.


Bibliographie

  • Emmanuel Anati, Les origines de l'art, Fayard

  • Mikel Dufrenne, La Personnalité de base, PUF, bibliothèque de sociologie contemporaine

  • Mircéa Éliade, Traité d'histoire des religions, Payot, bibliothèque scientifique

  • David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, Les liens qui libèrent

  • Françoise Héritier et al., La plus belle histoire des femmes, éd. du Seuil

  • Cai Hua, Une société sans père ni mari : les Na de Chine, PUF

  • James Lovelock et Margulis, La Terre est un être vivant. L'hypothèse Gaia, Flammarion

  • Monique Piettre, La condition féminine, Éditions France Empire, 1974

  • Lévi-Strauss, Nature, culture et société. Les structures élémentaires de la parenté, Flammarion

  • Germaine Tillion, Le harem et les cousins, éd. du Seuil

  • Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, tomes I, II et III, Éditions du Seuil

  • Encyclopédie Universalis, article « Dieux et déesses », 1997

  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Abraham#Recherche_d.27une_femme_pour_Isaac

  • http://lebureaudaspasie.blogspot.fr/2015/01/une-histoire-culturelle-de-l...

  • Documentaire Arte, Pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes ?, https://www.youtube.com/watch?v=ZU_ortjatyc

 

 

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