De la dette à la guerre

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Le mariage préférentiel entre cousins dans l'endogamie méditerranéenne et le patriarcat

Lorsque les Européens sont partis à la découverte/conquête du monde, l'organisation sociale chez nous tournait autour de ce que Germaine Tillion a appelé « la république des cousins » alors que la quasi-totalité des peuples que nous sommes allés rencontrer vivaient dans des « républiques des beaux-frères ».

Mon objet ici est de rapprocher ces formes de structuration sociale avec les formes du rapport aux autres qu'elles induisent : pacification par la réciprocité et l'institution du don/contre-don d'un côté (l'interdépendance comme système), pacification par le rapport de forces entre groupes auto-suffisants (l'autonomie comme système). Dans le premier cas l'exogamie est au fondement de la société, dans le second c'est l'endogamie, dans sa forme spécifique du bassin méditerranéen, avec ce qu'elle comporte comme situation de domination de la femme. Ce texte est un essai de rapprochement des hypothèses de Germaine Tillion et des thèses développées par David Graeber dans son livre Dette, 5000 ans d'histoire.


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De la dette à la guerre

Lorsque les Européens sont partis à la découverte/conquête du monde, l'organisation sociale chez nous tournait autour de ce que Germaine Tillion a appelé « la république des cousins » alors que la quasi-totalité des peuples que nous sommes allés rencontrer vivaient dans des « républiques des beaux-frères ».

Mon objet ici est de rapprocher ces formes de structuration sociale avec les formes du rapport aux autres qu'elles induisent : pacification par la réciprocité et l'institution du don/contre-don d'un côté (l'interdépendance comme système), pacification par le rapport de forces entre groupes auto-suffisants (l'autonomie comme système). Dans le premier cas l'exogamie est au fondement de la société, dans le second c'est l'endogamie, dans sa forme spécifique du bassin méditerranéen.

Les deux formes

L'exogamie

Les sociétés exogamiques sont celles qui existaient pratiquement partout sur la planète avant l'expansion européenne et la colonisation. Comme l'indique Germaine Tillon « (…) elles semblent surtout représentées dans les régions que l'antiquité gréco-latine a ignorées, - sans qu'on puisse affirmer qu'elles n'ont pas existé également dans le monde méditerranéen mais à une époque sur laquelle ne s'étendent que les très vagues lueurs de la protohistoire »1.

L'exogamie est une forme d'appariement humain qui consiste à chercher époux ou épouse à l'extérieur du groupe d'origine, selon différentes possibilités. À la base il y a une interdiction dont les contours sont plus ou moins importants selon les sociétés : interdiction de se marier au sein de la communauté géographique et au sein du lignage paternel, ou au sein du lignage maternel. Les sociétés peuvent être patri ou matrilocales, c'est-à-dire que la femme va vivre chez le mari ou bien c'est le mari qui va vivre chez l'épouse.

« À l'intérieur de ces sociétés (par ailleurs aussi diversifiées que les sociétés lettrées du Moyen-Âge, et par conséquent beaucoup plus que les sociétés lettrées contemporaines qui ont tendance à s'unifier), le fait le plus constant est l'interdiction d'épouser une femme portant le même nom que vous, appartenant à la même lignée légale. Cela signifie que, dans les systèmes où le nom se transmet par le père, on ne peut pas épouser une cousine en ligne paternelle et que, dans les systèmes où il se transmet par la mère, toutes les cousines utérines sont considérées comme des sœurs et rigoureusement interdites - quel que soit d'ailleurs l'éloignement de la parenté ».2

Pour préciser cette notion nous allons prendre l'exemple précis rapporté par Bronislaw Malinowski des pratiques qu'il a observées aux îles Trobriand.

Pour un Trobriandais l'organisation sociale comporte deux catégories principales.

« La première se compose de ses parents véritables, les veyola : sa mère, ses frères et sœurs, l'oncle maternel et tous les parents maternels. Tous ces gens sont faits de la même substance, du «  même corps » que lui-même. Il doit leur obéir, coopérer avec eux, les aider dans leurs travaux, dans la guerre, épouser leur cause dans leurs querelles personnelles. Il est séparé par des tabous très stricts des femmes de son clan et de sa parenté. L'autre catégorie sociale se compose des étrangers, tomakava. On appelle ainsi tous ceux auxquels il n'est pas rattaché par des liens maternels ou qui n'appartiennent pas au même clan. Mais ce groupe comprend également le père et les parents de celui-ci, hommes et femmes, toutes les femmes parmi lesquelles il peut choisir son épouse ou avec lesquelles il peut nouer et entretenir des intrigues amoureuses. »3

Comme il est indiqué ici, le « père » (ainsi que sa famille) n'est pas considéré comme étant de la famille de l'enfant. La filiation légale se fait uniquement par la mère, ainsi le père comme la totalité de ses parents sont considérés comme étrangers à l'enfant, il pourra de ce fait prendre conjoint4 dans la famille de son père. Dans ce système légal, un garçon pourra prendre pour épouse une fille de la sœur ou du frère de son père, en fait une cousine de la lignée paternelle, qui est aux yeux de cette société considérée comme une étrangère. À noter que, aux Trobriand, au moment où B. Malinowski faisait son enquête, le rôle du père dans la reproduction n'était pas connu.

L'endogamie méditerranéenne

L'endogamie est une organisation sociale qui pousse à choisir son conjoint à l'intérieur du groupe, sauf les personnes interdites (en général au moins père, mère, sœurs et frères). Germaine Tillion appelle république des cousins la forme particulière que l'endogamie a pris autour du bassin méditerranéen. Ainsi, la république des cousins méditerranéenne ne représente pas l'endogamie « mais seulement (…) une certaine endogamie (c'est-à-dire le mariage préférentiel entre les enfants de deux frères [qui] a pu découler dans la zone méditerranéenne d'une certaine perturbation sociale dont l'origine serait le grand événement culturel que nous venons de mentionner »5, c'est-à-dire l'invention de l'agriculture et de l'élevage. Cette forme d'endogamie est tribale. Si nous n'avons pas trace d'exogamie dans l'histoire de l'Ancien Monde, c'est, selon Germaine Tillion, parce que cette endogamie méditerranéenne est très ancienne, sans doute antérieure à l'histoire. Germaine Tillion la situe quelque part au néolithique et émet l'hypothèse qu'elle a conservé sa forme au long des millénaires6.

« La société « historique » (la nôtre) est appelée dans ce livre République des cousins. Elle vénère en effet sa parenté du côté paternel, délaisse cette socialisation intense (connue sous le nom d'exogamie) qui a sauvé la société « sauvage », et surtout elle est une fanatique de la croissance dans tous les domaines – économique, démographique, territoriale »7

Cette référence à la croissance, sur laquelle Germaine Tillion revient à plusieurs reprises, est importante à noter car elle implique des rapports de voisinage, entre groupes, entre tribus, entre nations, radicalement différents de ceux produits par les sociétés exogames. Nous y reviendrons.

Concernant le mariage préférentiel entre cousins dans le bassin méditerranéen, Germaine Tillion constate qu'il est l'inverse de ce qui se pratique partout ailleurs où la structure se caractérise «  par la prohibition absolue du mariage entre gens unis par une parenté légale »8 or, ici « il est possible de dire que le « mariage incestueux » est considéré dans toute la Méditerranée comme le mariage idéal »9.

En effet, comme nous l'avons vu dans la description de B. Malinowski ci-dessus, les veyola, c'est-à-dire les personnes avec lesquelles le mariage est interdit dans une lignée maternelle, concernent tous les parents au sein de cette lignée. Or, dans le mariage entre cousins de l'endogamie méditerranéenne c'est justement au sein de la lignée (ici paternelle) que la préférence est postulée. Ceci agit comme le renforcement d'une sorte de repli sur soi où, même le lignage de la mère, pourtant si proche, est perçu comme hostile.

Interdépendance et exogamie, auto-suffisance et endogamie

D'emblée, entre les deux modes, celui de la république des beaux-frères et celui de la république des cousins on voit apparaître deux regards sur le monde qui semblent opposés. Chez les Trobriandais nous avons affaire à un interdit, qui concerne les personnes de même sang, la lignée maternelle, lignée légale. Dans la république des cousins, nous avons affaire à une préférence qui concerne le même sang, la lignée paternelle, lignée légale.

Dans l'un l'interdit crée une obligation : celle de mélanger les lignées. Dans l'autre c'est ce mélange qui n'apparaît pas souhaitable, ici le message est clair : il faut vivre sans les autres. Dans la première la résolution des conflits se fait par l'entretien de bonnes relations, dans la seconde on se crée un espace de paix à l'intérieur de la tribu et on évite les contacts à l'extérieur. S'ils ont lieu c'est sous la protection du groupe, sa force, sa capacité de dissuasion ou de vengeance. Les premiers cherchent à à s'être mutuellement redevables, les seconds à être craints.

Exogamie et interdépendance

exogamie.pngLe système de l'exogamie, en produisant un échange de personnes entre deux groupes10, crée des relations de fait entre ces groupes. Marcel Mauss a analysé ces relations dans son livre Essai sur le don et fait état d'indices qui laissent penser que la pratique du don / contre-don remonte au moins au paléolithique supérieur et était également présente en Europe.11

Pour Marcel Mauss, la pratique du don / contre-don s'inscrivait dans le cadre d'une affirmation de l'égalité entre les parties et était synonyme de pacte de non-agression. « Les dons aux hommes et aux dieux ont aussi pour but d'acheter la paix avec les uns et les autres ».12 En 1962 Uberoi « reprit et développa pleinement cette interprétation « politique » en arguant de l'extrême isolement des groupes insulaires et de l'absence d'une quelconque autorité centrale pour poser que, dans le contexte culturel local, il n'existait pas d'autre moyen de fédérer pacifiquement des unités toujours hostiles à l'état potentiel »13. Cette analyse d'un sociologue qui réfléchit comme si dans ces sociétés il y avait un manque, l'État, doit être vue en creux. En réalité il ne manque rien, l'État est un appendice supplémentaire, une excroissance des sociétés humaines, dont la fonction est la contrainte, appelée violence légitime non parce qu'il ne peut en être autrement, mais parce qu'il concentre une force irrésistible qui ne peut pas être contrée par les individus mais uniquement par la masse, par l'insurrection14. Nous verrons que, pour la république des cousins, c'est bien là que réside le problème.

Ici, le système de la kula décrit par Bronislaw Malinowski et sa généralisation par Marcel Mauss15, qui voit dans le potlatch16 une extension de la pratique, montrent que les sociétés humaines s'organisent pour transformer le conflit potentiel en émulation, provoquer des échanges, de la réciprocité et de l'interdépendance, ce qui crée une situation où toute violence est néfaste à l'agresseur autant qu'à l'agressé. C'est ce qu'il faut lire en creux dans l'analyse prêtée à Uberoi, c'est ce constat que les groupes humains s'organisent pour rester en paix en l'absence de structure de contrainte. Nul besoin d'une « quelconque autorité centrale » dont la principale préoccupation serait sans aucun doute de se confronter avec l'autorité centrale d'à côté, réalité que nous vivons dans le monde actuel17.

Des pratiques telles que la kula ou le potlatch étaient réalisées entre alliés. Dans les deux cas elles comportaient un défi, une rivalité de prestige et concernaient, de manière différente, les élites18 des groupes concernés. La circulation de ces biens matérialise les relations existant entre les communautés et ils sont perçus comme ayant une personnalité propre. Ils incorporent les qualités de leurs possesseurs respectifs. En cela ils se comportent à la fois comme la marque de la distinction du possesseur mais aussi comme le sceau de l'alliance existant entre les personnes et les groupes qui participent au circuit de l'échange19.

L'exogamie, qui crée des liens de personnes, de familles, de clans entre deux groupes est ainsi accompagnée de pratiques sociales, culturelles et économiques qui renforcent ces liens et finalement produisent entre les personnes, les familles, les clans et les différentes communautés une situation de forte interdépendance. Ces groupes n'étant dès lors pas entièrement auto-suffisants ont intérêt à préserver, avec leurs voisins, des rapports cordiaux et à trouver des modalités de résolution des conflits et des rivalités qui évitent la confrontation violente et destructrice, c'est l'alliance (y compris matrimoniale) avec l'adversaire potentiel.

Endogamie et autonomie

Nous avons vu à quel point l'endogamie méditerranéenne s'oppose à l'exogamie telle que décrite par Malinowski et comme ce mariage préférentiel avec la cousine paternelle ressemblait à un entre soi proche du cocon. Une protection au sein d'un groupe entièrement fermé sur lui-même, dont Germaine Tillion décrit l'environnement au XXème siècle :

« Autour de la maison : des murs hauts, sans fenêtres, hérissés de tessons de bouteilles ; autour du village : toutes les défenses naturelles, les fossés, les figuiers de Barbarie ; autour de la tente, une horde de chiens à demi sauvages, mais plus sauvages encore que les chiens, une « sacralisation » de l'espace qui la protège et dont l'inviolabilité se confond avec l'honneur : la horma »20.

Mais « sédentaire ou nomade, il occupe toujours un certain territoire, immense ou réduit, à l'intérieur duquel nul étranger ne peut revendiquer un droit quelconque, sinon celui de l'hospitalité ou de la violence ».21

Partout où la république des cousins s'est répandue, de la Méditerranée au Japon, Germaine Tillion constate cette même défiance de ce qui n'est pas le clan.

« En même temps que cette recherche de l'union avec la parente la plus proche, nous trouvons dans ces mêmes régions de la Méditerranée des traces d'une volonté très antique de ne pas communiquer, de garder toutes les filles de la famille pour les garçons de la famille, de ne s'allier par mariage à une lignée étrangère que sous la pression d'une nécessité impérieuse. Habiter à proximité de gens auxquels on n'est pas uni par des liens de consanguinité, et même de parenté légale (car les parents utérins sont, dans bien des endroits, tout juste tolérés), est une cause d'humiliation; et, pour cette raison, on y combine à peu près partout toutes les ressources de la ruse et de la violence pour interdire aux étrangers de s'installer de façon durable dans le voisinage. Le corollaire logique d'un tel état d'esprit est l'adoption « comme parent » du voisin dont on n'a pas pu se débarrasser »22

Cette défiance de l'étranger va jusqu'au rejet de l'alimentation, voire des produits alimentaires qui ne sont pas produits au sein même du clan, « nous trouvons partout trace dans le vieux monde des répugnances qu'inspirent les nourritures étrangères ».23 Germaine Tillion indique ainsi comment on procède en Inde :

«  Me trouvant à Bombay, j'ai eu la chance de me lier avec deux Indiennes élevées à Paris puis mariées à des Brahmanes et pourvues de belles-mères ; elles m'ont surtout parlé des interdits alimentaires auxquels elles devaient faire attention : un Brahmane qui voyage emporte même son eau (l'eau de son puits à lui), et toute nourriture qui n'est pas « de sa maison » lui répugne, interdite ou non ».24

Sans aller plus loin dans les constats que fait Germaine Tillion, nous voyons bien que l'idée de groupe fermé, d'entre soi et de cocon déjà induite par la préférence donnée au mariage entre cousins est renforcée par les pratiques culturelles. Prendre mari ou épouse exclusivement au sein de son groupe et préférentiellement dans la famille paternelle la plus proche amène à une auto-suffisance sexuelle et reproductive. Mais cette auto-suffisance en s'étendant à l'alimentation elle-même conduit à la nécessité d'être un groupe suffisamment vaste et diversifié pour être en capacité de répondre à l'ensemble des besoins, grâce à un échange lui-même endogame, et on n'ira chercher ou porter à l'extérieur que lorsqu'on ne peut vraiment pas faire autrement.

Ainsi, si dans le monde exogame la paix est dans les bonnes relations avec les autres, dans l'endogamie méditerranéenne la paix est dans l'absence de contact. Dans le premier cas les individus sont protégés par l'absence de conflits ou par leur règlement autant que possible sans violence. Dans le second cas les individus sont protégés par le groupe qui doit, pour ce faire, être en capacité d'être le plus fort afin de prévenir ou de régler un conflit. L'autonomie conduit à se voir et à se poser en adversaires.

Cette position dans le monde, un peu seul contre tous, est cohérente avec l'idéologie de la croissance portée par la république des cousins méditerranéenne, comme la décrivait Germaine Tillion page III de sa préface à la IVème édition du Harem et les cousins : « et surtout elle est une fanatique de la croissance dans tous les domaines – économique, démographique, territoriale ». C'est-à-dire les trois domaines où l'on acquiert de la puissance : la richesse, le nombre et l'espace qui est, dans ce cas particulier, une capacité de production et de génération d'excédents. L'objectif est d'être trop fort pour être soumis et, peut-être, assez fort pour soumettre. Mais l'appropriation d'espace appelle la confrontation avec le voisin.

De la violence à la protection ?

Lorsque Germaine Tillion a écrit Le Harem et les cousins, elle indiquait qu'il n'y avait pas traces dans le monde méditerranéen de sociétés matriarcales à l'époque historique et elle indiquait que, s'il y en avait eu, il fallait les situer dans la proto-histoire. Bien après la sortie de son livre les recherches de Marija Gimbutas laissent penser que les sociétés matriarcales dans la zone méditerranéenne ont existé. « Ces sociétés « matristiques » auraient perduré des dizaines de millénaires – depuis l'Aurignacien jusqu'à l'Âge du Bronze, il y a 3 000 ans – où elles auraient peu à peu été supplantées par les sociétés « androcratiques » (patriarcales) ».25 Cependant les thèses de Marija Gimbutas, comme celles de Bachoffen, sont aujourd'hui contestées. Pour ma part, il me semble que l'instauration du pouvoir par les hommes n'est pas un renversement mais une invention. Avant, il n'y avait tout simplement pas de pouvoir.
Si les premières traces de violence apparaissent en Europe avec la « sédentarisation des groupes de chasseurs-cueilleurs, à la charnière du Paléolithique et du Néolithique, entre 12 000 et 7 000 ans avant le présent selon les régions »26, c'est « surtout à partir de 5 500 avant le présent, que les traces de conflits entre communautés deviennent plus fréquentes »27 et « ils ne deviennent fréquents qu'à partir de l'Âge du Bronze, qui débute il y a environ 4 000 ans ».28 Les violences éparses qui avaient commencé à apparaître entre communautés humaines 8 000 ans auparavant vont alors prendre une ampleur d'une autre nature, la guerre.

« Dans cette partie du monde, entre la période des haches de pierre polie et l'époque actuelle, des civilisations nombreuses se sont succédées : la plus longue série de l'histoire. Civilisations despotiques et conquérantes, grandes créatrices d'œuvres d'art et grandes broyeuses de peuples, - caractérisées, nous dira l'historien, par une valorisation démesurée de quelques familles et la subordination de toutes les autres. »29

Nous n'entrerons pas dans le détail de ces civilisations. Mais cette période antérieure à l'âge axial30 a été d'une violence inouïe. Le début de l'âge axial correspond à l'invention des pièces de monnaie, mais celles-ci sont venues conforter l'existence d'un marché actif alors dans les premiers États de l'humanité. Les systèmes d'échange marchand étaient déjà anciens, ils se faisaient à crédit moyennant des compensations plus ou moins complexes. La monnaie a été créée à partir des métaux précieux des objets de prestige, fragmentés en petits morceaux pour pouvoir être utilisés par les citoyens ordinaires et servir dans les transactions quotidiennes. La monnaie n'a pas créé le marché, la transaction et l'échange. Elle a été un élément complémentaire au sein de sociétés où l'on contractait et réglait des dettes d'une manière qui n'était déjà plus celle du don et du contre-don mais avait évolué sans doute à partir de là vers de véritables transactions que l'existence de l'argent-monnaie allait à la fois faciliter et consolider.

La question de l'endettement

Si dans l'économie du don / contre-don la notion de dette existe, elle n'a pas le même sens que celui que nous allons trouver dans les civilisations du Croissant fertile où s'est affirmée la république des cousins. Et cela au premier chef parce que les besoins vitaux sont de toute façon satisfaits en dehors de l'échange marchand effectué par des individus. La production alimentaire est assurée par le village et la maison, ou l'abri, est assez rudimentaire pour être fourni avec le travail de l'intéressé et l'aide des proches ou de la collectivité. L'endettement ne concerne que les biens de prestige et ceux-ci sont plutôt l'apanage des chefs.

« Dans les économies et dans les droits qui ont précédé les nôtres, on ne constate pour ainsi dire jamais de simples échanges de biens, de richesses et de produits au cours d'un marché passé entre des individus, ce sont des collectivités qui s'obligent mutuellement, échangent et contractent ».31

Cependant, le don lie et le donataire est dans l'obligation de rendre, il reste lié jusqu'à l'acquittement. Ce lien reconnaît l'égalité des deux parties et ne pas l'honorer revient à se mettre en état d'infériorité par rapport au donateur. Ainsi, chez certains peuples, l'incapacité à rendre peut conduire à l'esclavage pour dette.32 Il semble que ce soit la voie qui s'est développée à Sumer, ou qu'elle provienne d'institutions plus anciennes.

David Graeber note que vers -2.700 les rois sumériens, « quand ils usaient de leurs pouvoirs cosmiques pour interférer dans la vie de leurs sujets, ils ne le faisaient pas en imposant des dettes publiques mais en annulant les dettes privées »33. Concrètement, cela signifie que dès les débuts du troisième millénaire on avait déjà basculé dans des formes d'échanges qui obligeaient les individus. L'annulation des dettes va être une constante dans toutes les civilisations du Croissant fertile, elle sera tout à fait régulière, ce qui montre l'effet dévastateur du prêt à intérêt auprès des personnes.

Vers -2.400 « il était déjà courant de voir les administrateurs locaux, ou de riches marchands, consentir aux paysans en difficulté financière des prêts garantis par un nantissement »34. Avec ce nantissement, en cas d'impossibilité de rembourser, le paysan perdait progressivement ses biens, puis ses champs et ses maisons et « en dernier recours, [les] membres de sa famille »35. Ils devenaient « péons », pas tout à fait esclaves mais pas loin. « Si, pour une raison quelconque, une récolte était mauvaise, un gros pourcentage de la paysannerie tombait en péonage. Les familles étaient brisées. Très rapidement, les terres étaient abandonnées, car les fermiers endettés quittaient leurs maisons par peur de la saisie et rejoignaient des bandes semi-nomades aux confins du désert, sur les franges de la civilisation urbaine ».36

Dans les premières villes du Croissant fertile, les femmes avaient un rôle important dans les temples et dans la religion. Elles ne pouvaient en aucun cas être assimilées à des objets, ne pouvaient être ni louées ni vendues mais la dette pouvait en transformer la condition.

« Car dans ce cas il [le mari] avait parfaitement le droit – nous l'avons vu – d'utiliser sa femme et ses enfants comme garanties, et, s'il était incapable de rembourser, on pouvait les lui prendre en tant qu'« asservis pour dettes », exactement comme il pouvait perdre ses esclaves, ses moutons et ses brebis »37 (DG, p. 221).

Ainsi « pour un homme pauvre au moins, être solvable, c'était, très précisément, avoir la maîtrise de sa maisonnée ».38

Quelle qu'ait été la place réelle de la femme dans la société d'alors, le respect qui lui était dû, le pouvoir qu'elle pouvait exercer, si, comme dans beaucoup de sociétés y compris matrilinéaires, c'est sur l'homme que pèse la responsabilité de la dette, alors cette situation a conduit en réalité à un accroissement des responsabilités de l'homme dans la famille. C'était de ses décisions, de ses erreurs, ou, même si les décisions étaient communes, du fait qu'il en était le responsable aux yeux de la société que dépendait tout l'avenir des siens, libres ou soumis à d'autres.

Nous voyons là une évolution très rapide d'une stratification sociale où des personnes prennent un pouvoir sur d'autres et où se développent des inégalités de fortune manifestement très importantes.

Avant que ce soient les personnes qui finissent péons, le nantissement concernait les biens de l'agriculteur : ses animaux, ses instruments de travail, sa maison, ses champs, puis sa famille et lui-même. Au fur et à mesure que des moyens lui sont enlevés en remboursement de dettes, il aura de plus en plus de difficultés à faire face. Quand il n'a plus de champs, même si lui et toute sa famille travaillent pour le créancier, la dette ne sera jamais remboursée, d'autant que les intérêts sont usuraires.

La protection des filles

Les religions du Croissant fertile étaient des cultes de la fécondité. Ainsi, dans les temples, nombre de rituels y étaient associés et « on prêtait à toutes ces femmes une importance extraordinaire ».39

Dans ces rituels les femmes avaient des rôles divers, avec des connotations sexuelles évidentes. Qu'elles fussent les épouses des dieux ou disponibles à certains moments pour des rituels avec les fidèles, « elles étaient, très concrètement, les incarnations suprêmes de la civilisation ».40

Le rapport au sexe était alors très différent de ce que nous connaissons aujourd'hui, qu'il fut sacré ou profane. Le sexe profane, en dehors de toute volonté de reproduction et pour le seul plaisir, était considéré comme un cadeau des dieux. Les abords du temple étaient des lieux de rencontre qui pouvaient être tarifées, sans oublier qu'en l'absence encore de circulation de monnaie il s'agissait de relations interpersonnelles basées sur la confiance et le crédit. Il n'est pas certain que pour la période la plus ancienne on puisse parler de prostitution.

Mais lorsque les sources deviennent beaucoup plus abondantes, on constate que les abords des temples sont devenus des quartiers chauds. David Graeber précise la sociologie des travailleurs et travailleuses du sexe de cette époque, « beaucoup étaient des esclaves mises au travail par leur maître, des femmes qui s'acquittaient d'un vœu religieux ou d'une dette, des asservies pour dettes, ou d'ailleurs des femmes ainsi asservies qui s'étaient échappées et n'avaient nulle part où aller ».41 D'activité de partage d'un plaisir, dont la nature divine était matérialisée par la proximité du temple, le sexe est devenu une source de revenus, de la prostitution. On peut penser que, dès cette époque, les filles des familles pauvres finissaient à un moment ou un autre par passer par là, voire y rester.

Pour les femmes pauvres, cette période est clairement celle d'une dégradation sensible de leur condition car pesait sur elles le danger de finir esclaves pour les dettes contractées par leur père ou leur mari et souvent, sinon de fait, objets sexuels tout comme, pour éviter l'esclavage, elles pouvaient tomber dans la prostitution.

Pour la plupart des pères, qui devaient ressentir la responsabilité qu'était la leur, c'étaient des situations sans aucun doute très difficiles à vivre. Quel sentiment pouvait éprouver un homme au moment de livrer un enfant à son créancier, ou si le créancier venait le chercher de force. Nous avons vu plus haut que l'un des moyens d'échapper à ces violences de la dette était, pour toute la famille, de quitter la ville et de rejoindre les tribus nomades. La révolte, à cette époque, pouvait se concrétiser dans le choix d'une autre vie.

La société patriarcale

Patriarcat-500.jpgLa situation du père, en ville, fait peser sur lui la responsabilité du devenir de ses biens et de sa famille en cas de dette. Or, pour les pauvres dépendant de l'agriculture et de ses aléas, l'endettement guettait à un moment ou à un autre, il suffisait d'une mauvaise récolte. Même s'il arrivait à se sortir une première fois de ce mauvais pas, il est très probable que la succession des aléas le mettrait dans des difficultés plus grandes, au risque de payer ses dettes avec sa femme et ses enfants en plus de lui-même.

Germaine Tillion situe l'émergence de la république des cousins quelque part pendant le Néolithique. Différentes hypothèses ont cours actuellement sur le lieu, le moment et la manière dont est apparue la société patriarcale, elle est généralement située entre -1500 et -2500. Emmanuel Todd « situe à Sumer l'invention du principe patrilinéaire, probablement au cours de la seconde moitié du IIIe millénaire av. J.-C. ».42 Cette datation correspond à celle de David Graeber qui situe les révoltes des pères au cours de la même période43 et avec elles, l'émergence du patriarcat, dont l'objet était la protection des siens. Il n'y a pas de textes de cette époque qui permettent de savoir précisément, mais dans ceux de l'Ancien Testament, même s'ils sont plus tardifs, il faut noter que « l'extraordinaire insistance des rebelles sur l'autorité absolue des pères et la protection jalouse de leurs femmes et filles volages étaient une conséquence de – mais aussi une protestation contre – la marchandisation des personnes dans les cités qu'ils avaient fuies ».44

Mais pourrait-il y avoir un rapport entre cette situation d'endettement et de marchandisation des personnes contre laquelle se révoltent les pères et l'institution de la république des cousins ?

Nous avons vu plus haut que l'endogamie méditerranéenne se caractérise par l'échange minimal, directement entre frères qui marient leurs enfants réciproques. La société exogame s'appuie sur les dettes permanentes de tous envers tous pour que, finalement, la dette ait assez peu de conséquences puisqu'elle va davantage concerner le groupe que les individus. À Sumer, la dette est individuelle ou familiale, le père transforme sa famille en objets, au même titre que ses autres biens, par la dette, alors même que la vente des membres d'une famille n'est pas admise. C'est le gage qui produit l'asservissement. Avec cet échange minimal organisé par la république des cousins l'échange traditionnel de l'exogamie est en fait supprimé, supprimant par conséquent le mécanisme de l'endettement. Lorsque deux frères ont marié un garçon et une fille, ils suppriment la dette, le dû et le rendu qui sont nécessaires à la reconnaissance de l'étranger comme partenaire. On lui donne, il rend, sinon il accapare. Cette question ne se pose pas alors même que ce mariage assure justement la transmission, pas seulement celle du sang, celle aussi de la propriété familiale.45 C'est une parfaite continuité et une garantie de protection des membres de sa famille car ici toute dette est contractée entre soi, elle a vocation à être effacée au plus tard lors d'un prochain mariage. Elle ne peut pas conduire à la marchandisation des personnes au sein même de la famille.

Ainsi, la violence faite aux personnes dans les villes de l'aube de la civilisation méditerranéenne, en particulier les violences dont les femmes étaient les premières victimes comme « monnaie » pour le règlement des dettes de la famille, rejoint la description de Germaine Tillion d'une institution du mariage entre cousins, véritable espace de protection entre soi, armé contre un extérieur potentiellement dangereux, avec lequel il faut éviter de contracter une dette. Être généreux oui, débiteur non. Les pères ont construit une structure destinée à éviter la soumission : ni dépendre, ni servir. Une structure à forte solidarité interne.46

De la protection à la violence

Germaine Tillion revient à plusieurs reprises sur l'aspect violent de la république des cousins. C'est le cas lorsqu'elle parle des protections des villages, multiples et redondantes, manifestant très clairement que personne n'est le bienvenu car tous sont, a priori, des adversaires voire des ennemis potentiels. C'est le cas lorsqu'elle parle de l'étranger dans le territoire de la tribu. À la lumière des conditions du Croissant fertile à l'Âge du Bronze, on comprend que ce sentiment de recherche d'autonomie et d'autoprotection puisse être aux origines de l'institution.

Mais la république des cousins a développé, en contrepartie, des violences intérieures et une agressivité extérieure, qui sont le pendant, peut-être, des raisons de ses origines mais qui ne s'exercent pas moins envers ses propres membres, et plus particulièrement les femmes qu'elle voulait pourtant protéger, et envers ses voisins dans les disputes et les affrontements pour les contrôles territoriaux.

Cette structure entièrement tournée vers elle-même, qui porte sur le voisin et l'étranger un sentiment exclusif de rejet (soit l'hospitalité qui est une intégration temporairement limitée, soit la violence) est, fondamentalement, une structure qui promeut la guerre comme outil de résolution des conflits, là où l'exogamie faisait la promotion de l'échange, de l'interdépendance. Nous nous trouvons ici face à une situation que Pierre Clastres a analysée à propos de la société Tupi-Guarani47 lorsqu'il aborde la question du rejet de l'Un, de l'unité, de l'autonomie, au profit du multiple, l'échange, l'interdépendance qui a conduit les Tupi-Guaranis a refuser la société urbaine en voie de hiérarchisation et d'étatisation dans laquelle ils vivaient au profit d'une dispersion dans la forêt en petites communautés liées entre elles par de multiples réseaux.

La contention et la violence intérieure

Le patriarcat, tel que nous venons de le voir, semble émerger d'une tentative des pères de protéger les filles contre des dangers et des tentations inhérents à la ville dans un monde où les enfants devenaient facilement des gages pour les dettes du père, qui semble être déjà celui qui assume seul la responsabilité de la gestion des affaires familiales. Sans chercher à identifier ici les raisons de cette situation, constatons-la. Il semble pourtant qu'elle est une évolution d'une situation antérieure où les pères/hommes ne disposaient pas forcément de cette prérogative.

«  Dans les tout premiers textes sumériens, en particulier ceux qui datent, en gros, de 3000 à 2500 av. J.-C., les femmes sont partout. Non seulement les premières histoires conservent les noms de nombreuses souveraines, mais elles montrent clairement que les femmes étaient bien représentées parmi les médecins, les marchands, les scribes et les fonctionnaires, et qu'elles avaient toute liberté de prendre part à la vie publique sous toutes ses formes. On ne peut pas parler de pleine égalité des sexes : les hommes étaient plus nombreux que les femmes dans tous ces domaines. Mais on a le sentiment d'une société qui n'était pas si différente de ce qui existe aujourd'hui dans une grande partie du monde développé »48.

S'il y a une différence de représentation entre hommes et femmes en faveur des premiers, nous pouvons supposer que nous sommes déjà dans une évolution défavorable à la femme dès la fin IVème millénaire. Les femmes sont encore en situation d'accéder naturellement aux responsabilités et aux fonctions prestigieuses. Mais, nous dit la suite de ce paragraphe de David Graeber

« Dans le millénaire qui suit, tout change. La place des femmes dans la vie civique s'érode. Peu à peu, la structure patriarcale qui nous est familière prend forme, avec son insistance sur la chasteté et la virginité avant le mariage, l'affaiblissement et, finalement, la disparition totale du rôle des femmes dans l'État et les professions libérales, et la perte de leur indépendance juridique, qui fait d'elles des pupilles de leur mari. À la fin de l'âge de bronze, vers 1200 av. J.-C., nous commençons à voir quantité de femmes séquestrées dans des harems et (dans certains endroits au moins) assujetties au port obligatoire du voile ».

330px-Gianciotto_Discovers_Paolo_and_Francesca_Jean_Auguste_Dominique_Ingres.jpgLa position de la femme et la suite de contraintes qui vont désormais peser sur elle vont se dérouler autour d'une seule préoccupation : sa probité sexuelle. Le sexe pour le plaisir qu'il offre, permet et partage passe, pour les femmes, de « cadeau des dieux » à « déshonneur des hommes » et en particulier de la famille. Une violence bien organisée, à l'intérieur du groupe familial comme dans la société se met en place pour distinguer les « femmes respectables » des autres. Nous avons vu que l'esclavage pour dettes était une des raisons qui poussaient des femmes à « vendre » du plaisir lorsque l'invention et la circulation de la monnaie a anonymisé les rapports humains (la monnaie permet d'acheter indistinctement et anonymement n'importe quoi). David Graeber constate que partout, ce qu'il appelle la « rectitude sexuelle » des femmes ne devient une préoccupation que lorsque les échanges de biens peuvent se faire avec de l'argent, de la monnaie, et non plus par les anciens systèmes de compensations de dettes et de crédits.49

Dans ce système où l'endettement croissant de pans entiers de la population transformait le corps des femmes en marchandise50, ceux qui pouvaient être à l'écart de cette déchéance, se sont donnés les moyens de se distinguer afin de faire connaître et reconnaître que « leurs » femmes ne se vendaient pas pour le plaisir d'autrui. Elles étaient « respectables ». Le premier code connu qui réglemente l'habit des femmes est assyrien et a été promulgué entre 1400 et 1100 av. J.-C. Il distingue les femmes respectables et les prostituées. Les femmes respectables sont tenues de porter le voile en ville, celui-ci est interdit aux prostituées afin que chacun sache qu'elles sont les femmes de tous les hommes et elles sont sévèrement punies si elles cherchent à se voiler. Cette première distinction interdit aux femmes qui auraient envie de se faire plaisir et de connaître d'autres hommes de pouvoir le faire, et interdit à celles qui l'ont fait, par absence de choix, de pouvoir par la suite en faire un et sortir d'une condition désormais dégradante. En peu de temps le Moyen-Orient a connu cette mutation du rapport à la sexualité. « Celle-ci a cessé d'être un don des dieux et l'incarnation du raffinement civilisé pour acquérir l'une de ses connotations les plus familières : son lien avec l'avilissement, la corruption et la culpabilité »51.

Dans ses observations sur la république des cousins, Germaine Tillion pointe ces questions du rapport à la sexualité de la femme, qui conditionne l'honneur de la famille, et le port du voile. Elle montre ainsi qu'à la campagne les femmes ne sont pas voilées. Tant qu'elles sont dans le clan, dans la famille, tout est organisé à la fois pour qu'elles soient respectées, par exemple en n'empruntant pas les mêmes chemins que les hommes, ou en les empruntant à des horaires différents. Par ailleurs,

« (…) dans une tribu réellement endogame, la femme qui épouse le quasi frère auquel elle est destinée depuis sa naissance bénéficie de beaucoup d'égards et de tendresse, et cela est si vrai que l'appellation « ma cousine », employée par un mari parlant à sa femme, est toujours sentie comme l'expression du respect et de l'amour. L'exogamie peut de son côté provoquer des dégâts, en séparant cruellement la jeune fille de l'unique milieu qu'elle connaisse, en faisant d'elle une ''chose à échanger'' »52.

La pression familiale, du clan, de la tribu, de toute la société, se fait sur la sexualité de la fille, de la femme. L'honneur de toute la lignée tient à la virginité et à la fidélité conjugale de chaque fille, de chaque femme. Hors de sa famille, de son clan, de sa tribu, en ville, la femme sera voilée. Ce voile, comme autrefois à Sumer, manifeste sa respectabilité auprès de tous ceux qu'elle aura à croiser, des inconnus. C'est-à-dire des hommes et des femmes qui, ne la connaissant pas, ne peuvent connaître son statut de femme respectable que par les signes extérieurs manifestés par cet habit.53 Pour nous, aujourd'hui, cette description nous fait penser immédiatement aux pays de confession musulmane. Cependant, il n'y a pas de lien entre l'un et l'autre. L'Islam ne voile pas les femmes et les femmes étaient voilées et contraintes de la même manière dans tout le bassin méditerranéen. Ainsi, en Grèce, ou à Rome, les femmes étaient également voilées et pour les mêmes raisons. Germaine Tillion montre bien que la république des cousins est une institution née dans le Croissant fertile mais qui s'est répandue en tous sens, vers l'Asie, vers l'Afrique et vers l'Europe.

Cette violence interne au groupe, si elle est décrite par la violence faite aux femmes, il convient de la regarder comme s'imposant aussi aux hommes. D'une part par les frustrations générées par tous les interdits sexuels et par la « rareté sexuelle » créée de fait par le confinement des femmes, d'autre part par les obligations qui vont être les leurs dans la punition des déviances.54

Au sein de la famille, les femmes sont en permanence surveillées par les hommes et plus particulièrement par leur père et leur frère (aîné ou le plus âgé dans la suite de la fratrie). Elles doivent se rendre sexuellement disponibles non en fonction de leurs préférences, mais en fonction des choix qui ont été faits pour elles d'une part par les règles sociales, d'autre part par leur famille et, dans ce cas particulier, par le fait qu'elles doivent épouser leur cousin germain lorsque cela est possible55. La virginité de la fille, comme l'adultère, qui sont les sésames de l'honneur56 de toute la lignée pour le premier et le sommet du déshonneur pour le mari, n'ont qu'une seule issue possible : la mort. Les femmes savent, dès la naissance, que l'obéissance est totale sinon la punition est absolue. Germaine Tillion montre, à partir d'exemples siciliens, que l'exécuteur de cette « justice » est traditionnellement le frère aîné et elle montre aussi comment la société s'organise pour que, d'une part, quelle que soit sa volonté personnelle il le fasse obligatoirement et pour que, d'autre part, assumant une responsabilité collective le crime ne puisse être imputé à personne en particulier. Encore aujourd'hui, dans beaucoup de législations, ces crimes bénéficient de réductions de peines du fait de leur caractère « passionnel », c'est-à-dire que la loi reconnaît qu'il existe pour les hommes un droit à l'assassinat des femmes.

L'agressivité et la violence extérieure

Le groupe fermé de la république des cousins n'est pas impénétrable mais cherche à l'être. Germaine Tillion montre à quel point la « pureté du sang », qui est en fait sa préservation par ce mariage incestueux avec la cousine germaine à chaque génération, est la condition même de la « noblesse ». Élites comme roturiers se retrouvent ainsi dans un idéal partagé de noblesse et c'est cet idéal qui produit, en ville, l'établissement de cette frontière physique entre le femme et le reste du monde, qui prend encore aujourd'hui différentes formes dont le plus emblématique est le voile. Un voile qui, en enfermant la femme, l'autorise aussi – même si cela paraît paradoxal – à la socialité urbaine, aux allées et venues dans cet espace empli d'étrangers – des hommes étrangers à la famille, au clan, à la tribu.

Cet idéal de pureté, cette « conservation » de soi, s'exprime aussi envers de très proches parents. Ainsi, la lignée maternelle, pourtant tout aussi cousins, n'est elle-même pas tolérée.

« Habiter à proximité de gens auxquels on n'est pas uni par des liens de consanguinité, et même de parenté légale (car les parents utérins sont, dans bien des endroits, tout juste tolérés), est une cause d'humiliation; et, pour cette raison, on y combine à peu près partout toutes les ressources de la ruse et de la violence pour interdire aux étrangers de s'installer de façon durable dans le voisinage. Le corollaire logique d'un tel état d'esprit est l'adoption « comme parent » du voisin dont on n'a pas pu se débarrasser »57

On ne déclare pas la guerre au voisin, mais tous les moyens qu'il sera possible d'utiliser pour obtenir son éloignement le seront, y compris les menaces, les violences mineures, ce qui finalement pourrait être considéré comme une forme de harcèlement quotidien. Ces observations de Germaine Tillion posent un état d'esprit qui est celui du clan solidaire, vivant entre-soi, susceptible, rancunier, ancré à son espace et en expulsant tout ce qui n'est pas son propre sang. Un tempérament belliqueux à défaut d'être guerrier, mais une culture qui, lorsque ce ne sont plus deux personnes mais deux groupes qui rivalisent, impliquent une notion d'équilibre des forces pour préserver ses acquis. Germaine Tillion a bien montré comment ces groupes produisent une idéologie de croissance permanente, « elle est une fanatique de la croissance dans tous les domaines – économique, démographique, territoriale ».58

On peut le comprendre ainsi : le nombre fait la force. Même si cela n'est plus exactement vrai à notre époque, le nombre des soldats (associé à des qualités guerrières évidemment) a été indispensable pendant toutes les époques où le corps à corps était décisif. Or le nombre, au sein d'un groupe fermé, dépend de sa propre capacité de reproduction, en fait sa capacité à favoriser les familles nombreuses et dotées de bras offensifs et défensifs, donc de garçons. 

En croissance démographique le groupe a besoin de plus d'espace. Il faut loger tout le monde et surtout nourrir des bouches supplémentaires. Ce territoire doit être pris au voisin, l'enjeu est sans doute au niveau des limites, des frontières, de cet espace généralement vaste dont l'appartenance n'est pas clairement établie et dont Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet ont fait de si belles analyses pour la Grèce ancienne59. Espace de mythes, de rites, de conflits, espaces sans maître et sans loi, territoires craints et tout autant convoités.

La croissance démographique, ce sont plus de bras qui travaillent. C'est aussi plus de production possible, plus de spécialisations, plus de compétences, plus d'ingéniosité. Davantage de terre ce sont à la fois davantage de pâturages donc de têtes de bétail, davantage de production agricole et davantage de produits transformés, échangeables avec les autres groupes. Une croissance naturelle des « liquidités » engrangées dans le cadre d'une économie monétaire, c'est-à-dire une croissance économique. Cette situation tend à conforter cette raison initiale de la république des cousins : s'auto-suffire, voire dominer, pour ne pas servir, ne pas être asservi. Comme si le prix de la liberté était la soumission au groupe, l'indépendance de tous liée à la dépendance de chacun envers le clan, l'autonomie des familles liée à la solidarité inébranlable de chacun envers tous les autres.

 


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Bibliographie

  • David Graeber, Dette 5 000 ans d'histoire, Les Liens qui libèrent, 2013

  • Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Gallimard, 1963 – 1989, édition de 2016

  • Bronislaw Malinowski, La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Payot et Rivages, 2001

  • Marcel Mauss, Essai sur le don, PUF, édition de 2007, tirage de juin 2016

  • Marylène Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre, Odile Jacob, 2011

  • Germaine Tillion, Le harem et les cousins, éd. du Seuil, 1966

  • Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, Le Seuil, 1990, 1991, 1992


Notes

1Le Harem et les cousins, page 9 - Germaine Tillion, éd. du Seuil, 1966. Dans les notes suivantes les références à cet ouvrage seront indiquées ainsi : Tillion, 1966

2Tillion, 1966, page 10

3 La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, p. 63-64, Bronislaw Malinowski, éd. Payot et Rivages, 2001. Première édition 1932.

4Le terme « conjoint »,ici et dans la suite du texte, est utilisé pour désigner indistinctement mari ou épouse et ne suppose aucun rapport avec le mariage tel que nous le connaissons, mais ne l'exclut pas.

5Tillion, 1966, page 12

6« Ensuite, en cherchant les liens qui les unissaient et la nature des forces qui les ont maintenues de siècle en siècle, j'ai été amenée à remonter le cours du temps jusqu'à la préhistoire », pages 15-16,Tillion, 1966

7Tillion, 1966, page III de la préface à la IVe édition

8Tillion, 1966, page 36

9Tillion, 1966, page 37

10Cet échange concerne des femmes. Françoise Héritier met en avant la permanence d'un droit de choix des hommes sur les femmes, comme un contrat entre hommes. « Cette forme de contrat entre hommes, l’expérience ethnologique nous la montre partout à l’œuvre. Sous toutes les latitudes, dans des groupes très différents les uns des autres, nous voyons des hommes qui échangent des femmes, et non l’inverse. Nous ne voyons jamais des femmes qui échangent des hommes, ni non plus des groupes mixtes, hommes et femmes, qui échangent entre eux des hommes et des femmes. Non, seuls, les hommes ont ce droit, et ils l’ont partout. C’est ce qui me fait dire que la valence différentielle des sexes existait déjà dès le paléolithique, dès les débuts de l’humanité », La plus belle histoire des femmes, p. 24, éd. du Seuil

11« Il faut croire néanmoins que ces pratiques répondent à quelque chose de fondamental chez l'homme. N'apprend-on pas, en effet, que "dès le paléolithique supérieur, les coquillages ont été utilisés comme parures et ont donné lieu à des échanges, souvent à longue distance. Les espèces méditerranéennes étaient transportées jusqu'à la côte atlantique et réciproquement". Cf. R. Lauthier La vie préhistorique (Paris, 1958), p. 111. Nos ancêtres connaissaient-ils une sorte de kula ? » in Essai sur le don, note 1 bas de page 26, de Marcel Mauss, PUF, 2012, première édition 1925.

12Essai sur le don, page 92

13Essai sur le don, Introduction de Michel Panoff, page V

14Cette analyse qui prend comme lieu-commun la structuration de nos sociétés sous forme d'États est assez commune. En fait les sociologues qui pratiquent ainsi font une impasse sur la critique de leur propre monde qui devient, dans leur raisonnement, l'étalon pour décrire les Autres, mais sans le dire. On impose dans le discours scientifique une « normalité » par l'implicite, alors que le travail de la science est justement de mettre l'implicite en lumière pour comprendre et décrire la réalité sociale.

15Sur ces considérations voir Les Argonautes du Pacifique Occidental, Bronislaw Malinowski, éd. Gallimard

16Voir Essai sur le don, op. cit.

17Ce modèle de l'interdépendance, sous des formes proches de celles décrites par Bronislaw Malinowski ou d'autres plus anciennes qui nous seraient inconnues, est peut-être le modèle le plus ancien des échanges humains. Les thèses actuelles sur l'apparition de l'homo sapiens en font en quelque sorte la fusion des types humains entre eux lors des incessants déplacements et des multiples rencontres au sein du continent africain. Mais aussi grâce aux allers-retours qui ont pu se produire entre l'Eurasie et l'Afrique, avec le Moyen-Orient comme point de rencontre, depuis la toute première sortie d'Afrique des homo erectus voire de types humains antérieurs. Voir dans https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/le-premier-des-homo-sapiens-a-300-000-ans_113637 l'hypothèse pan-africaine à la suite de la découverte de fossiles d'homo sapiens vieux de 300.000 ans à Jebel Iroud (Maroc)

18L'utilisation du terme élite décrit les chefferies au sein des sociétés concernées mais ne doit pas être confondu avec le sens que nous lui prêterions. Ces élites ont une position sociale qui leur permet d'accumuler des biens de prestige dont l'utilité est leur participation à des rituels agonistiques et la mesure du prestige des détenteurs. Elles ne sont pas en position de domination politique, c'est-à-dire de dirigeants détenant un pouvoir décisionnel.

19Voir Les Argonautes du Pacifique Occidental, op. cit.

20Tillion, 1966, page 140

21Tillion, 1966, page 139

22Tillion, 1966, page 82

23Tillion, 1966, page 83

24Tillion, 1966, note de bas de page 84

25Préhistoire de la violence et de la guerre, page 83 – Marylène Patou-Mathis, Odile Jacob, 2013. Sur ce sujet voir l'œuvre de Marija Gimbutas ou le travail sur les hypogées de Jeannine Davis-Kimball.

26Préhistoire de la violence et de la guerre, page 29

27Préhistoire de la violence et de la guerre, page 29

28Préhistoire de la violence et de la guerre, page 33

29Tillion, 1966, page 184

30L'Âge Axial a été défini par le philosophe Karl Jaspers qui le fait démarrer avec le prophète Zoroastre vers -800 et terminer vers +200. David Graeber dans Dette, 5 000 ans d'histoire redéfinit la borne haute à +600 : « j'en fais ainsi l'âge qui a vu naître non seulement toutes les grandes tendances philosophiques mondiales, mais aussi toutes les grandes religions du monde actuel : le zoroastrisme, le judaïsme prophétique, le bouddhisme, le jaïnisme, l'hindouisme, le confucianisme, le taoïsme, le christianisme et l'islam » (p. 273)

31Essai sur le don, page 68

32« La sanction de l'obligation de rendre est l'esclavage pour dette. Elle fonctionne au moins chez les Kwakiutl, Haïda et Tsimshian », Essai sur le don, p. 151. Attention au sens du mot esclavage qui, selon les lieux et les époques, va de l'adoption (au sens de l'adoption d'un enfant d'aujourd'hui) jusqu'à l'asservissement et la perte de l'identité humaine, c'est-à-dire l'assimilation à un objet.

33Dette 5 000 ans d'histoire, page 82

34Dette 5 000 ans d'histoire, page 82

35Dette 5 000 ans d'histoire, page 83

36Dette 5 000 ans d'histoire, page 83

37Dette 5 000 ans d'histoire, page 221

38Dette 5 000 ans d'histoire, page 221

39Dette 5 000 ans d'histoire, page 222

40Dette 5 000 ans d'histoire, page 222

41Dette 5 000 ans d'histoire, page 223

42Préhistoire de la violence et de la guerre, page 84

43Dette 5 000 ans d'histoire, page 224

44Dette 5 000 ans d'histoire, page 224

45Bien entendu, tous les mariages ne sont pas entre cousins, parfois cette possibilité n'existe pas et parfois l'amour contourne les règles. Cependant, c'est la préférence sociale qui détermine la cohérence du système.

46Cette structure est d'ailleurs étudiée comme outil de corruption dans les sociétés étatiques parce que sa cohérence interne et la fidélité des membres au clan est plus forte que la fidélité des membres à l'État.

47La Société contre l'État, Pierre Clastres

48Dette 5000 ans d'histoire, David Graeber, pages 217 - 218

49Voir Dette 5000 ans d'histoire, pages 216 et suivantes

50Cette « fragilité », pour ne pas dire violence, qui s'abat sur les femmes pauvres à cette époque n'est pas sans rappeler ce qui se passe aujourd'hui en Allemagne où la prostitution légale, dans des conditions d'esclavage sur lequel les pouvoirs publics ferment les yeux, est alimentée par la pauvreté des anciens pays du bloc de l'est. Ces femmes, coupées de tous leurs réseaux de solidarités (amis, famille, institutions nationales) « travaillent » dans une véritable industrie du sexe, qui ne sont plus connues de personne, cessent d'être des êtres humains et on les tue à la tâche. Cf. https://infos.fondationscelles.org/dossier-du-mois/prostitution-en-allem...

51Dette 5000 ans d'histoire, page 227

52Tillion, 1966, page 196

53A contrario, chez les Touaregs matrilinéaires, ce sont les hommes qui se cachent la figure.

54Les femmes subissent aussi la « rareté sexuelle », plus fortement que les hommes. Ceux-ci ont accès à des « femmes de tous » (par la prostitution) alors qu'il n'existe pas d'équivalent pour les femmes et cet équivalent ne pourrait pas exister sans être assimilé soit à la perte de virginité soit à l'adultère. Le taux de suicide des hommes, supérieur à celui des femmes, serait dû notamment aux exigences comportementales faites aux hommes : « être un homme ».

Cf. https://www.theguardian.com/society/2014/aug/15/suicide-silence-depresse...

55Nous ne dissertons pas ici sur les nombreuses exceptions à la règle, ce n'est pas l'objet.

56Cette notion étrange de « honneur » a été longuement développée par ailleurs, nous ne revenons pas sur sa signification et sa fonction.

57déjà cité, Tillion, 1966, page 82

58déjà cité, Tillion, 1966, page III de la préface à la IVe édition

59La Grèce Ancienne, tomes II et III, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Le Seuil, 1991 et 1992

 

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